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Quel multilatéralisme pour les pôles ?

La ville de Tromsø en Norvège, siège du Conseil de l’Arctique
LE 04.07.2022

La ville de Tromsø en Norvège, siège du Conseil de l’Arctique, 2017, © Camille Escudé

Pourquoi la guerre des pôles n’aura pas lieu

Camille Escudé

Camille Escudé est professeure agrégée de Géographie et docteure du CERI de Sciences Po en Science politique (2020). Ses travaux portent sur les relations internationales dans les régions de l’Arctique, et plus précisément sur la construction de coopération politique régionale depuis la fin de la Guerre froide. Elle est également membre du groupe de recherche « Nordiques/Arctique » du Groupe d’Etudes Géopolitiques (GEG), du GDR Arctique du CNRS, ainsi que du Comité National Français de la Recherche Arctique et Antarctique, et rédactrice pour l’Observatoire de l’Arctique de la DGRIS (2019-2022).

Mots clés :  Article   Antarctique   arctique   coopération   gouvernance   pôles 

Les régions polaires sont souvent présentées comme des eldorado économiques, destinés à devenir des terrains d’affrontements politiques, voire militaires, à la fois dans les médias (« Arctique, la guerre du pôle », diffusé par France 5 en décembre 2020),mais aussi de certains ouvrages récemment parus en France (Mered, 2020 ; Garcin, 2021) . L’ouvrage collectif Géopolitique des pôles, Vers une appropriation des espaces polaires ? se veut prendre le contre-pied de ces représentations. Dans cet ouvrage, les auteurs insistent plutôt sur le potentiel de coopération politique dans ces régions et sur les succès que le multilatéralisme y connaît. En Arctique, une multitude de forums et d’instances multilatérales sont nées des ruines de la Guerre froide. En Antarctique, le multilatéralisme est même devenu un modèle grâce au Traité de Washington puis au Protocole de Madrid qui en font un continent depuis dédié « à la paix et à la science ».

Un changement de regard global sur les pôles

Les régions polaires sont engagées dans un processus de changements climatiques majeurs : augmentation marquée des températures moyennes ; fonte de la banquise ; accélération de la fonte des calottes glaciaires du Groenland ou de l’Antarctique ; fonte du pergélisol (partie des sols gelées pendant au moins une période de l’année). Ces transformations ont déjà des conséquences directes sur les sociétés. En Arctique, région qui se réchauffe deux à trois fois plus vite que le reste du monde selon le rapport du GIEC de 2022 sur le changement climatique, on observe d’ores et déjà la fragilisation des fondations des maisons, ou l’érosion accélérée des sols.

Ces changements en cours viennent bouleverser ce qui était encore perçu, voici quelques décennies, comme un monde immuable, un royaume de la glace et du froid, peuplé uniquement d’ours polaires ou d’explorateurs. Mais ces transformations font également miroiter l’avènement de routes commerciales et la découverte de ressources abondantes, suscitant des fantasmes d’appropriation des espaces, de nouvelle guerre froide, voire de conflit armé (voir encore « Arctique, la guerre du pôle », diffusé par France 5 en décembre 2020).

Mais loin d’être une course sans foi ni loi à la conquête d’espaces vierges, le processus juridique et politique de détermination des plateaux continentaux, fonds marins au-delà des Zones économiques exclusives, est bien balisé en droit international. De fait, les scénarios-catastrophe annonçant des guerres pour le contrôle des routes stratégiques, ou pour l’exploitation des gisements, semblent largement exagérés. Les deux pôles peuvent au contraire faire figures de territoires où le multilatéralisme connaît parmi ses plus grands succès. Les revendications de plateaux continentaux étendus se font de façon ordonnée et courtoise en Arctique devant la Commission des limites du plateau continental (CLPC) de l’ONU, et par la négociation, nombre de différends ont déjà été réglés (Lasserre, 2019). Plusieurs avancées en faveur de la protection de l’environnement arctique ont eu lieu dans des instances multilatérales au cours des dernières années. L’Accord visant à prévenir la pêche non réglementée en haute mer dans l’océan Arctique central signé en 2018 constitue une première dans la protection des espèces marines arctiques, le Code polaire est devenu obligatoire en 2018 en Arctique comme en Antarctique à l’issue de longues négociations à l’Organisation maritime internationale (OMI), bloquées notamment par des Etats arctiques comme le Canada puis la Russie, les fiouls lourds sont graduellement interdits en Arctique depuis 2018.

L’Antarctique, continent pionnier dans la protection multilatérale de l’environnement

Sept États (Argentine, Australie, Chili, France, Nouvelle-Zélande, Norvège, Royaume-Uni) ont revendiqué des portions du continent antarctique, matérialisées par des tranches partant du pôle Sud jusqu’à l’océan Austral. Ces revendications depuis 1959 sont gelées par le Traité sur l’Antarctique. Si rien dans l’application du Traité ne permet à ces États dits possessionnés de faire valoir une revendication, elle ne permet pas non plus à d’autres parties de mettre en cause ces revendications. De plus, aucune nouvelle prétention territoriale ne peut être soumise.

Communément appelé Protocole de Madrid, le Protocole au Traité sur l’Antarctique relatif à la protection de l’environnement entre en vigueur en 1998 pour consacrer un régime global de protection de l’environnement en Antarctique dans l’intérêt de l’humanité tout entière. L’Antarctique devient une réserve naturelle consacrée à la paix et à la science : les activités doivent être organisées et conduites de façon à limiter leurs incidences négatives sur l’environnement et les écosystèmes dépendants et associés.

La coopération scientifique est toujours au cœur de la coopération entre Etats. Sans réserver l’Antarctique aux seules activités scientifiques, le Protocole leur accorde une priorité. Il établit des mesures strictes de conservation et de gestion de l’environnement. Les activités sont organisées et conduites de façon à accorder la priorité à la recherche scientifique et à la préservation de l’Antarctique en tant que zone consacrée à la recherche.

L’Arctique : d’un « point chaud » de la Guerre froide en Arctique à une construction institutionnelle foisonnante

On peut dater les premières initiatives de protection environnementale en Arctique au début du XXème siècle. En 1911, le North Pacific Fur Seal Convention est le premier traité qui régule de manière coopérative la traite des fourrures de mammifères marins afin de restaurer les stocks. Quelques années plus tard, au cours des négociations de paix qui suivent la Première Guerre mondiale, le traité du Spitzberg signé en 1920 par 11 Etats crée un régime international de conservation environnementale qui demeure encore en usage sur l’archipel. En 1973, l’Accord sur la protection des ours polaires, signé par les États-Unis, l’URSS, le Danemark et la Norvège constitue un accord multilatéral significatif en pleine Guerre froide. Cependant, aucun régime global ne voit le jour en Arctique, contrairement au Pôle Sud où un traité et ses dérivés ont été mis en place. L’environnement des terres et mers arctiques est quant à lui protégé par de multiples mécanismes plus ou moins contraignants, à tous les niveaux de décision.

Durant la Guerre froide, les différentes régions de l’Arctique n’ont pas été épargnées par le processus de militarisation, que l’on parle des bases russes installées tout au long de son littoral arctique ou bien des bases américaines en Islande à Keflavík ou au Groenland à Thulé. En l’espace d’une dizaine d’années pourtant, les régions de l’Arctique sont passées d’un « point chaud » de la Guerre froide où les deux blocs étaient les plus proches géographiquement – 83km séparent seulement la Sibérie de l’Alaska au détroit de Béring –à un espace où les différents acteurs étatiques ont construit un solide réseau de coopération politique.

C’est à l’initiative de Mikhaïl Gorbatchev qu’une première initiative de coopération politique entre les huit États circumpolaires (Canada, Danemark, États-Unis, Finlande, Islande, Norvège, Russie, Suède) voit le jour. Mikhaïl Gorbatchev expose, lors de son discours de Mourmansk, en octobre 1987 ses vues pour une politique arctique de paix entre les acteurs. Il propose en particulier de coopérer en matière de mise en valeur des ressources et de protection environnementale, notamment à l’époque pour dépolluer les mers arctiques soviétiques des déchets nucléaires qu’elles contenaient.

Ce discours est un moment fondateur du multilatéralisme arctique car il scelle le début d’une aire de bourgeonnement institutionnel. À partir de la fin des années 1980, de multiples initiatives de coopération sont créées en Arctique, avec des acteurs impliqués à géométrie variable (Escudé, 2019). Parmi elles, le Forum Nordique voit le jour en 1991, le Conseil des États de la mer Baltique en 1992, le Conseil euro-arctique de la mer de Barents (BEAR) en 1993 ou encore le Conseil de l’Arctique en 1996.

Tous ces organes de coopération, plus ou moins formels ont pour point commun de rassembler les différents acteurs en présence autour du plus petit dénominateur commun d’entente : la protection de l’environnement et la promotion du développement durable de la région, fondées souvent sur un travail scientifique de fond.

Le Conseil de l’Arctique au centre du réseau institutionnel arctique

Dans ce foisonnement institutionnel, le Conseil de l’Arctique apparaît comme le forum central, l’organisation multilatérale la plus aboutie et la plus visible. Le Conseil a de plus la particularité de rassembler non seulement les huit États possédant des territoires au nord du cercle polaire, mais également des représentants de six organisations de peuples autochtones en tant que participants permanents.

Dès lors, un véritable réseau de coopération fonctionnelle lie les États arctiques et représentants autochtones, mais aussi les membres observateurs qui peuvent être des États situés au-delà du cercle polaire (Chine, Inde, Corée du Sud, Singapour pour n’en citer que quelques-uns), des acteurs des Nations Unies (comme l’OMI et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement), et des organisations non gouvernementales (comme le WWF)

Ce « forum de haut niveau » auto-proclamé refuse explicitement de traiter de questions de sécurité pour se concentrer sur un mandat autour de la promotion d’un développement qui se veut durable pour les populations arctiques comme en témoigne son document fondateur qu’est la Déclaration d’Ottawa. De plus, toutes les décisions sont prises au consensus des membres et sont non contraignantes, dans un cadre de soft law : le Conseil n’a aucun pouvoir juridique pour contraindre ses membres (Escudé, 2017). En revanche, des recommandations peuvent être émises pour inciter les États à mettre en place des normes ou des bonnes pratiques. Il peut également être un premier forum de discussions pour conduire ensuite à des négociations internationales plus formelles.

Au sein du Conseil de l’Arctique, la coopération politique se centre en effet sur des questions scientifiques et techniques. Elle se fait grâce à des groupes de travail qui rassemblent des chercheurs et représentants autochtones autour de questions allant de la biologie marine au sauvetage en mer en passant par la réduction des inégalités pour les populations arctiques. Ces groupes de travail proposent des recommandations scientifiques mais également politiques, qui ont pu avoir une influence mondiale, comme par exemple à l’occasion des négociations du Code polaire au sein de l’OMI, ou encore en étant repris au sein des rapports du GIEC. Ils ont également contribué à une meilleure compréhension du changement climatique.

La coopération entre les États au sein du Conseil a conduit à la signature de trois accords : l’accord de coopération en matière de recherche et de sauvetage aéronautiques et maritimes dans l’Arctique (2011), l’Accord de coopération sur la préparation et la lutte en matière de pollution marine par les hydrocarbures dans l’Arctique (2013) et l’Accord sur le renforcement de la coopération scientifique internationale dans l’Arctique (2017). La création du Conseil économique arctique et celle d’un secrétariat permanent dans la ville norvégienne de Tromsø illustrent l’importance croissante accordée au multilatéralisme arctique par les huit États membres.

Mondialisation et contestation du multilatéralisme arctique

Arctique comme Antarctique suscitent depuis le début des années 2000 un intérêt mondial croissant au-delà de leurs frontières. Cet intérêt se traduit par un nombre croissant de demandes pour accéder au statut d’observateur au sein du Conseil de l’Arctique. C’est en effet la seule manière proprement politique pour des Etats situés souvent bien au-delà du cercle polaire d’assister aux prises de décision qui concernent cette région. Le nombre d’observateurs est ainsi passé de dix à la création du Conseil en 1996 à 38 en 2020, parmi lesquels le nombre d’États est passé de quatre à 13. L’année 2013 en particulier a été celle de l’entrée au sein du Conseil de la Corée du Sud, de la Chine, de l’Italie, du Japon, de l’Inde et de Singapour. Depuis lors, les États représentant plus de la moitié de la population mondiale ont à présent un siège d’observateur.

Face à cette inflation du nombre des pays observateurs, les États du Conseil de l’Arctique ont durci les conditions d’admission en ajoutant des critères, craignant une dilution du pouvoir de décision des participants permanents et souhaitant réaffirmer leur prééminence dans les décisions d’une région du monde où ils exercent leur souveraineté.

Alors que les possibilités politiques d’implication dans la région sont limitées, les États non arctiques tâchent d’intervenir autrement dans les affaires de la région. Les forums arctiques qui fleurissent depuis le milieu des années 2000 en sont un exemple. Arctic Frontiers à Tromsø en Norvège, Arctic Circle à Reykjavik en Islande et ses forums satellites organisés jusqu’à Abu Dhabi se revendiquent comme des instances plus « démocratiques ». Si ce ne sont nullement des forums de décision, ils ambitionnent de socialiser acteurs arctiques et non-arctiques, issus de la sphère publique comme privée, pour tâcher de contourner les instances institutionnelles traditionnelles et s’affirmer en Arctique.

La guerre des pôles n’aura pas lieu

Il apparaît donc que les enjeux majeurs qui se dessinent dans les régions polaires ne sont pas de l’ordre de l’affirmation de la souveraineté individuelle des États, mais du multilatéralisme : comment encadrer la navigation qui continue de se développer dans l’océan Arctique ? Comment gérer les impacts majeurs des changements climatiques sur les écosystèmes et les sociétés locales au XXIe siècle ? Comment prévenir les dommages environnementaux de la pêche industrielle et de l’extraction des ressources sur des écosystèmes fragiles et malmenés par ces changements ? Comment prévenir les risques environnementaux et de sécurité des activités touristiques qui s’intensifient et se diversifient ? Dans un tel contexte, on peut s’interroger sur la pertinence d’une lecture orientée uniquement vers l’appartenance territoriale des pôles, et les avancées de ces dernières années en faveur de la protection de l’environnement, notamment sous l’égide des Nations unies, sont encourageantes. Quant au Conseil de l’Arctique dirigé par la Russie (2021-2023), ses activités ont été suspendues au début de l’année 2022 pour la première fois depuis sa création.

Bibliographie/Références

Escudé, C. (2017). Le Conseil de l’Arctique, la force des liens faibles. Politique étrangère, Automne(3), 27-36. https://doi.org/10.3917/pe.173.0027

Escudé, C. (2019). L’invention de l’Arctique comme région internationale : Processus de gouvernance et de l’espace régional. BSGLg. https://popups.uliege.be/0770-7576/index.php?id=5675

Garcin, T. (2021). Géopolitique de l’Arctique. (2e edition), Paris : Economica.

Lasserre, F. (2019). La course à l’appropriation des plateaux continentaux arctiques, un mythe à déconstruire—Géoconfluences. Géoconfluences. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/la-course-a-l-arctique-un-mythe

Lasserre, F., Choquet, A. et Escudé-Joffres, C. (2021). Géopolitique des pôles : Vers une appropriation des espaces polaires ? Paris : Le Cavalier bleu éditions.

Mered, M. (2019). Les mondes polaires. Paris : Presses Universitaires de France – PUF.

Pour citer ce document :
Camille Escudé, "Quel multilatéralisme pour les pôles ?. Pourquoi la guerre des pôles n’aura pas lieu ". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 04.07.2022, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/quel-multilateralisme-pour-les-poles/