Un hélicoptère du Programme alimentaire mondial effectue une livraison d’aide humanitaire au Népal, en 2015. WFP.Aviation / Wikimedia Commons. CC BY-SA 4.0.
Policy paper : comprendre la plus grande agence de l’humanitaire onusien
Lila Ricart est consultante humanitaire spécialisée en coordination inter-agence et en stratégie de réponse. Elle intervient lors de catastrophes, comme celle du tremblement de terre en Turquie de février 2023 ou dans des contextes de conflits armés tels que le Sud Soudan ou la Centrafrique. Elle a notamment travaillé pendant cinq ans pour le Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies en réponse et en préparation aux urgences en Afrique et en Amérique Latine. Lila Ricart a étudié à Sciences Po où elle s’est spécialisée sur l’étude des organisations internationales.
En proposant une compréhension à la fois historique et organisationnelle des mécanismes à l’œuvre au sein du Programme Alimentaire Mondial (PAM), l’une des super structures de l’aide onusienne, le texte invite à une réflexion sur les enjeux en cours et ceux à venir pour le secteur humanitaire.
Au début du mois d’avril 2023, David Beasley, alors directeur exécutif du Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies (PAM) et ancien gouverneur de la Caroline du Sud officialise la passation de pouvoir avec Cindy McCain, conseillère du président Joe Biden et veuve de John McCain, ancien sénateur américain. Une transition marquée par le sceau du sérail politique américain pour une des plus grosses organisations de l’aide internationale, lauréate du prix Nobel de la paix en 2020 dont le mandat et les activités ne cessent de grandir. Pour comprendre les enjeux des crises humanitaires à venir, il parait important de saisir la trajectoire, les mécanismes et les contradictions à l’œuvre au sein de cette superstructure onusienne de l’humanitaire.
Etat des lieux
Institué en 1961 à la demande du président des États-Unis Dwight Eisenhower, le Programme Alimentaire Mondial a vocation à une existence courte : c’est un projet de trois ans ayant pour objectif la mise à disposition du surplus alimentaire des pays développés aux pays dans lesquels les populations souffrent de la faim (MAUREL, 2021). Le programme se pérennise rapidement et devient une activité permanente de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en 1965. Cette expérimentation grossit d’une urgence à l’autre et le « bras armé » de la FAO dépasse vite son hôte en termes de volume d’activité, d’effectif et de financement. L’agence prend son autonomie de la FAO et Rome devient le siège de trois agences onusienne spécialisées sur les questions de sécurité alimentaire : la FAO, l’IFAD (le Fonds international de développement agricole) et le WFP pour l’acronyme anglophone du Programme Alimentaire Mondial (World Food Programme). Tandis que les deux premières agences accusent une perte de vitesse progressive à partir de la fin des années 1990, le PAM ne cesse de croître, se faisant une place jusque dans l’imaginaire commun des réponses d’urgence. Les sacs de riz marqués d’un sceau bleu ciel et les hélicoptères de la Guerre Froide repeints sous la bannière du sigle « UN » deviennent des symboles de l’humanitaire, du Soudan au Pakistan. L’approche efficiente de l’aide du PAM et sa doctrine de l’efficacité sur le terrain démarquent son travail de la bureaucratie classique onusienne. Un de ses premiers slogans, « we deliver », donne le ton d’une volonté d’apporter aussi loin qu’il le faudra une aide d’urgence aux populations les plus vulnérables. D’autres agences onusienne spécialisées s’inscrivent également dans cette lignée du règne de l’efficacité humanitaire avec toutefois des mandats plus spécifiques tel que l’UNHCR (Agence des Nations unies pour les réfugiés) et l’UNICEF (Fonds des Nations unies pour l’enfance).
Dans son expansion, l’organisation onusienne diversifie ses activités d’aide alimentaire et se spécialise notamment dans la distribution de repas scolaires et les transferts en effectif sous forme de bons en supermarché ou directement en liquide aux bénéficiaires. Sa réactivité, sa plasticité ainsi que sa neutralité politique ont fait du PAM l’enfant chéri des bailleurs de fonds gouvernementaux avec un budget annuel pour 2022 de 14 milliards de dollars (WFP, 2023). Ce financement sans commune mesure qui croît d’une année à l’autre est principalement le résultat de donations volontaires d’une dizaine de gouvernements, Etats-Unis et Allemagne en tête et font de cette agence un acteur incontournable des crises d’aujourd’hui et de demain.
Pourtant, l’agrandissement exponentiel des activités du PAM porte en son sein les limites de cette superstructure de l’aide. L’augmentation inexorable de son volume s’accompagne ainsi d’une inflation au moins aussi importante des procédures bureaucratiques et activités de sous-traitance, ayant un impact souvent négatif sur l’efficacité de l’aide. Avec plus de 22 000 employés répartis dans les bureaux de 80 pays du monde, le PAM semble se figer dans son immensité et ne plus toucher sol. Or, une crise de légitimité, de gestion et de solvabilité semble se profiler au sein des grands acteurs de l’aide humanitaire, à l’instar de la « dérive » que vit actuellement le Comité International de la Croix Rouge, contraint de réduire ses activités et son personnel pour économiser 440 millions de dollars et ainsi éviter l’arrêt complet de ses activités (RICH, 2023). Ces organisations sont-elles devenues trop grosses pour continuer de faire face aux urgences de manière pertinente ? Pour répondre, il s’agit d’ouvrir la boîte noire du PAM pour saisir les tensions et les limitations à l’œuvre.
Enjeux
Pour comprendre le PAM, il faut s’intéresser à ceux qui composent le PAM, ces milliers d’employés qui ont choisi d’épouser une carrière de l’urgence. A l’heure de ses premières réponses, l’organisation recrute un petit groupe de ceux qui incarneront sa doctrine de l’efficacité sur le terrain : des hommes surtout et un plus petit nombre de femmes, avec une approche logistique très concrète et un esprit aventurier qui leur permet de monter des opérations rapides sur des lignes de front variées comme au Libéria, en Serbie, en Ethiopie ou encore en Haïti. Cette première génération d’urgentistes fait le succès et la renommée du PAM. Ils apprennent la diplomatie humanitaire (ROUSSEAU & SOMMO, 2018) par la pratique et se retrouvent rapidement à des fonctions importantes à l’heure de l’inflation organisationnelle de l’agence mais ils se caractérisent également par un marquage social fort : ils sont pour beaucoup issus de sociétés occidentales, industrialisées, riches, démocratiques et sont bénéficiaires d’une éducation universitaire. Ce biais d’un groupe homogène, WEIRD pour son acronyme en anglais (Western, Educated, Industrialized, Rich and Democratic), marque l’identité initiale de l’agence.
Dans son expansion, l’organisation a à cœur de pallier ce manque de diversité mais elle traverse également un processus de structuration qui fige les fonctions et les opportunités. De plus, les contrats onusiens et leurs bénéfices ancrés dans les standards de l’Etat-providence inspirent petit à petit des carrières plutôt que des vocations : c’est la création d’une génération du fonctionnariat de l’urgence onusien. L’ouverture se caractérise ainsi par une augmentation significative du nombre d’employés, l’apparition de fonctions standardisées et l’avènement de la culture du management inspirée du secteur privé anglo-saxon (GRAEBER, 2018). Les humanitaires deviennent des fonctionnaires, ils croulent sous les rapports et les indicateurs de performance, craignent les audits et sont animés par des aspirations compétitives d’évolution contractuelle : l’employé national souhaite obtenir un contrat international, le consultant souhaite obtenir un contrat fixe. Ce changement en interne a des conséquences sur les activités de l’agence : les programmes se standardisent d’une opération à l’autre, la communication et le marketing occupent une part de plus en plus importante ainsi que la pérennisation des projets, donc des emplois. Dans un contexte de complexification des théâtres opérationnels qui oblige à protéger le personnel dans des périmètres extrêmement délimités et en ayant recours à de plus en plus d’organismes partenaires pour augmenter les distributions, le PAM s’éloigne de ses bénéficiaires finaux et prend la forme hybride d’un humanitaire-bailleur de fonds qui transfère ou des financements ou des parts significatives de ses vivres pour que d’autres puissent mettre en œuvre l’essence même de son travail.
Au pic de sa croissance, les portes du PAM se ferment et l’organisation rentre dans une dynamique de recherche d’équilibre : il faut « fead the beast » ; nourrir le monstre administratif dans une course effrénée aux financements. Dans cette phase, la compétition pour un même poste augmente, les opportunités se raréfient et des profils plus particuliers sont privilégiés : ceux d’une génération Google qui emmène avec elles des innovations technologiques que les bailleurs de fonds plébiscitent. Sur le modèle de la Silicon Valley, il s’agit de vendre de la nouveauté connectée, de montrer l’efficacité de plateforme de cartographie évolutive, de dématérialiser les informations relatives aux bénéficiaires, d’avoir recours aux drones, ou encore d’utiliser l’Intelligence Artificielle pour mieux répondre aux urgences. Ces nouveaux profils technocrates, bien que d’horizons géographiques variés, sont issus d’universités prestigieuses, à la recherche d’opportunités valorisantes pour leur carrière, qu’elles relèvent du secteur privé ou public. Pour beaucoup d’entre eux, la réalité pratique d’une réponse d’urgence est une réalité abstraite, presque inaccessible. La cohabitation de ces trois générations d’humanitaire au sein du PAM exacerbe les tensions au cœur de l’avenir de l’organisation : la superstructure administrative ne parvient plus à répondre avec la même efficacité en urgence, sa dépolitisation en trompe l’œil et sa course à la technologie participe de la déshumanisation de l’aide qui l’éloigne in fine de ses bénéficiaires.
Ainsi, si le PAM n’est pas officiellement en crise, c’est un risque grandissant qu’il ne faut pas minimiser. Si le géant de l’aide tombe, beaucoup d’autres organisations suivront, en sentiront les conséquences ou feront inévitablement face au même problème. Qu’adviendra-t-il alors de ces millions de bénéficiaires qui survivent grâce au fonctionnement de ces mastodontes maladroits de l’aide ?
Recommandations
Face à ce qui peut être considéré comme une tendance organisationnelle à première vue inexorable, deux dynamiques semblent pouvoir émerger.
Une première lecture du « laisser-faire » porte à croire que la croissance de ce type d’organisation se limitera par elle-même. En atteignant une taille corporative maximum, les agences rentreront dans des dynamiques de survie qui les forceront à se reformer. L’initiative « one UN » en cours d’élaboration entre les agences semble témoigner de cette nécessité de fusionner pour optimiser les ressources d’ici à l’horizon 2030. Dans ce contexte, chaque agence cherchera à protéger ses acquis tout en essayant de se positionner comme l’acteur le plus à même de répondre aux défis de demain. Le PAM aura certainement une légitimité et une pertinence dans ces considérations. De plus, les nécessités actuelles du secteur humanitaire poussant à une reconsidération du rôle des acteurs nationaux et privilégiant les formes directes de l’aide obligeront d’une manière ou d’une autre à positionner les thématiques de la localisation de l’action humanitaire au cœur des programmes onusien de demain. Dans cette phase de reconfiguration, il apparaît crucial de pouvoir documenter les formes de l’évolution organisationnelle afin de disposer d’un précédent détaillé d’une trajectoire de l’humanitaire. A l’image de l’étude de l’évolution de la culture au cœur de l’identité corporative de la Silicon Valley, une anthropologie des agences onusiennes de l’humanitaire apparait indispensable pour saisir les enjeux des urgences de demain et ré-imagier l’ethos des futurs acteurs de l’humanitaire.
Une autre lecture de la « re-politisation » appellerait à une refonte plus assumée du rôle d’agences comme le PAM. En acceptant un rôle de bailleur de fonds opérationnel étroitement lié au gouvernement des Etats-Unis, l’agence pourrait définir un nouveau modèle de l’aide : celui d’un acteur repolitisé, avec des connaissances pratiques profondes, des capacités de financement colossales et un travail de plaidoyer assumé. Ce changement d’approche, déjà à l’œuvre à certains égards, permettrait de faire face à la crise de confiance que traverse les grands acteurs de l’aide et de créer un espace pour l’émergence d’autres structures, plus à même de répondre aux besoins des zones affectées mais faisant encore face à une invisibilisation chronique.
Une urgence n’est jamais neutre. En analysant les tensions à l’œuvre et en assumant ses limitations structurelles et politiques, le PAM pourrait devenir le fer de lance de la restructuration profonde du secteur de l’aide onusienne, ouvrant la voie à de nouvelles manières de répondre aux urgences. Sans questionnement profond de la culture de l’aide portée par les Nations Unies, c’est l’avenir de l’ensemble des superstructures de l’aide et de leurs bénéficiaires qui est en question.
Bibliographie/RéférencesGraeber, D. (2018). Bullshit Jobs: A theory. Londres : Penguin Books.
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Rich, D. (2023). Why the Red Cross’ crisis is causing aid groups to rethink their financing. France 24 [en ligne]. Disponible à : <https://www.france24.com/en/europe/20230611-why-the-red-cross-crisis-is-causing-aid-groups-to-rethink-their-financing> [Consulté le 7 juillet 2023].
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Lila Ricart, "Quel avenir pour le Programme Alimentaire Mondial ?. Policy paper : comprendre la plus grande agence de l’humanitaire onusien". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 26.09.2023, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/quel-avenir-pour-le-programme-alimentaire-mondial/