Entretien croisé avec Doudou Diène et Bruno Tertrais
Doudou Diène est un juriste sénégalais, ancien rapporteur spécial de l’ONU sur les formes contemporaines de racisme et de discrimination raciale.
Bruno Tertrais est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Entretien réalisé par Chloé Maurel, docteure en histoire, spécialiste de l’ONU, chercheuse associée Sorbonne (Sirice).
Deux spécialistes, l’un issu du Nord, l’autre du Sud, analysent et déconstruisent la notion de « Sud global », qui s’est imposée depuis quelques années. Que recouvre cette notion et que dit-elle de l’état des relations internationales actuelles ?
Que comporte, à votre avis, de nouveau, la récente notion de ‘Sud global », pour parler des pays que l’on désignait dans les années 1950-60 comme « pays du Tiers monde » puis ensuite comme « pays en développement »?
Bruno Tertrais : Je ne suis pas sûr que ces trois expressions recouvrent la même chose. Le « Tiers-Monde » signifiait le « Tiers-Etat » de la planète, avec un sens à la fois politique et économique. L’appellation « pays sous-développés », que l’on préféra rapidement renommer « en voie de développement », avait, elle, une connotation clairement économique et commerciale, qui était centrale dans la constitution du G77 en 1964, un groupement qui recouvre aujourd’hui un espace homogène de 134 pays allant du Chili à la Mongolie. Alors que sur le plan politique, la structuration de cette majorité planétaire était plutôt incarnée par le Mouvement des non-alignés créé dès 1956. D’une certaine manière, l’expression « Sud global » dépasse ces structurations anciennes et, dans le vocabulaire politique, tend à se substituer à elles. Son succès provient de sa simplicité… et de l’absence de critères d’appartenance à cette mouvance, qui n’est pas structurée contrairement au G77 et au MNA.
Comment évaluez-vous la cohésion, la puissance, des pays du « Sud global » aujourd’hui ?
Bruno Tertrais :Tout dépend justement de qui l’on parle, car il n’existe aucune liste des pays du « Sud global »! Cette expression ne recouvre aucune cohésion politique ou économique, d’autant que les disparités de développement entre pays qui revendiquent cette expression sont bien plus importantes que ne l’étaient celles des membres du G77 à l’origine. La cohésion politique n’est pas beaucoup plus grande, comme on l’a vu dans certains votes clés à l’Assemblée générale des Nations Unies, sur l’Ukraine ou sur la Palestine notamment. Il n’y a pas d’organisation du « Sud global ». Les BRICS ne le représente pas : ils sont peu nombreux, et surtout ne sont qu’un « club » sans coordination politique. Soulignons notamment que si la Chine et la Russie ont un agenda commun, il n’est pas partagé par l’Inde. Pour toutes ces raisons, parler de « puissance » du Sud global n’a guère de sens. En revanche, on peut dire que l’addition de leurs économies leur donne un poids beaucoup plus important que ce n’était le cas pour les G77 au temps de la Guerre froide.
Quelle est votre vision critique sur les pays du « Sud global » ?
Bruno Tertrais : Ce ne sont pas les pays que je critique, c’est l’expression elle-même, qui a pris un poids politique démesuré alors qu’elle reste floue et hétérogène. Or ce n’est pas rendre service à la cause, légitime, de la restructuration de l’ordre international. Parler des préoccupations du « Sud global », c’est oublier que chacun des pays concernés ont leurs spécificités, leurs préférences et leurs préoccupations propres.
Va-t-on, à votre avis, vers un affrontement Nord-Sud dans les années à venir?
Bruno Tertrais : L’une des critiques principales que je fais à cette expression est qu’elle pourrait relever de la prophétie autoréalisatrice : plus l’on évoque un « Sud global », plus on fait entrer dans la tête des dirigeants et des opinions que l’on se dirige vers une forme de rivalité voire de choc. C’est en fait revenir à la politique des blocs, voire au « clash des civilisations »… Or, dans la mesure où le « Nord » est à peine plus structuré que le « Sud », cette idée me paraît non seulement peu féconde mais contre-productive. Je préfère parler, comme je l’ai fait dans un ouvrage récent, de « guerre des mondes » entre deux familles, l’une plutôt démocratique et libérale, l’autre plutôt autoritaire et revanchiste, avec au centre un espace de compétition et de rivalités, en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Le « Sud global », s’il existe, est un espace plutôt qu’un acteur.
Que pensez-vous de la récente notion de « Sud global » ? Que recouvre-t-elle ?
Doudou Diène : tout d’abord, je tiens à souligner que cette notion vient de l’Occident, et notamment des médias occidentaux, et non pas des pays du Sud eux-mêmes. Cette expression, qui est un concept géographique, est surdéterminée par deux facteurs importants : 1) le néo-libéralisme, l’idéologie par laquelle le marché détermine tout le reste (facteur qui touche le Nord et le Sud) ; 2) la multiculturalisation du monde. En clair, ce concept de « Sud global » est une construction intellectuelle de l’Occident, révélatrice de ce regard occidentalocentré, qui conçoit les pays du Sud comme un tout, une totalité. Les Occidentaux, avec cette expression, ne prennent pas en compte les différences, très grandes, entre ces pays.
Vous voulez dire que cette notion ne correspond pas à la réalité, à la diversité, des pays du Sud ?
Doudou Diène : Oui, c’est ça. Cette expression est aussi liée au néo-libéralisme. Ceux qui l’utilisent mettent l’accent sur l’aspect économique, et sur une idée d’opposition culturelle entre Nord et Sud, dans la lignée des idées très manichéennes de Samuel Huntington sur un supposé « choc des civilisations ». Or, on assiste aujourd’hui à un retour de bâton de la part des anciens pays colonisés, qui engagent une forme de combat politique contre le néo-colonialisme.
Comment, alors, concevoir ces pays du Sud de manière plus juste et exacte ?
Doudou Diène : Il faut les percevoir dans toute leur diversité et leur richesse culturelle. Aujourd’hui, il y a un fort développement du multiculturalisme. Il y a une dynamique multiculturelle que la colonisation a enclenchée. Aujourd’hui, le Sud est dans le Nord. Les grands mouvements historiques comme la colonisation, l’esclavage, sont des vases communicants. Parler de Sud global, c’est mettre trop d’unité là où il y a de la diversité. L’Afrique est aujourd’hui liée à tous les autres continents (par exemple à l’Amérique du Nord, du Sud, à l’Ase, etc.), on peut parler d’une Afrique-monde. De même, je récuse les vieilles appellations comme « Europe », « Amérique latine », toutes ces notions géographiques sont en train de muter sous l’effet des échanges et du multiculturalisme qui sont croissants. On assiste à une multiculturalisation du monde, avec la présence du Sud dans le Nord, et du Nord dans le Sud. On entre dans un moment de mutation. Nous assistons à la naissance d’une nouvelle identité multiculturelle. Nous sommes dans une époque d’accouchement d’identités multiculturelles, et tous les accouchements sont douloureux.
Doudou Diène, Bruno Tertrais, "Que recouvre la notion de « Sud global » ?. Entretien croisé avec Doudou Diène et Bruno Tertrais". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 12.07.2024, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/que-recouvre-la-notion-de-sud-global/