Policy paper : de la nécessité d'une coopération internationale au service de l'intérêt collectif
Guillaume Devin est Professeur émérite des universités à Sciences Po.
Ce texte a initialement été publié dans le cadre du dossier “Sécurités humaines” dans le numéro 57 de la revue Contretemps (mai 2023). Ce dossier est le fruit d’un colloque intitulé “Promouvoir les sécurités humaines au service de la paix”, qui s’est tenu au Palais du Luxembourg à Paris le 21 janvier 2023, à l’invitation de Pierre Laurent, Sénateur de Paris, et de Bertrand Badie, Professeur émérite à Sciences Po. Le texte est ici reproduit avec l’aimable autorisation de la revue.
L’ensemble du dossier “Sécurités humaines” peut être consulté au format PDF en cliquant ici.
Si le monde va mal, la coopération est sans doute le seul remède. Soit les crises s’aggravent, les conflits se durcissent, les inégalités se creusent et l’on peut s’attendre à une extension généralisée de la violence, ce qui demeure extrêmement inquiétant à l’âge des armes de destruction massive. Soit l’on cherche des rapprochements, des solutions communes, des objectifs partagés et l’on mise sur une politique réaliste, mais résolument coopérative. La difficulté c’est que la coopération internationale ne se porte pas bien non plus. Plus exactement, l’action collective internationale, ce que l’on appelle souvent « le multilatéralisme » à travers des institutions internationales dédiées (principalement l’Organisation des Nations unies et son « système »), semble entravée : à la fois politiquement (les acteurs ne parviennent pas à s’accorder) et fonctionnellement (les institutions ne parviennent pas à convaincre).
L’action multilatérale a toujours présenté cette double face : un projet tendant à définir des solutions communes et une méthode permettant de le réaliser. Le projet (paix, sécurité, libre-échange, respect des droits humains, etc.) mobilise les intérêts politiques dans toute leur diversité ; la méthode, celle des négociations itératives, tente de les surmonter en faisant émerger un intérêt commun. Jusqu’à présent on ne connaît guère d’autres voies pour bâtir une coopération internationale élargie et durable. C’est cet ensemble qui paraît en mauvaise posture : trop de divergences entre les intérêts, trop de dispersion dans les dispositifs de concertation et d’exécution. Le multilatéralisme offre donc une image paradoxale : il révèle ce qui ne marche pas mais il fournit également un cadre pour réussir[1]Sur le multilatéralisme, plus généralement, voir DEVIN Guillaume, « L’avenir du multilatéralisme : pourquoi le multilatéralisme est-il résilient et fragile malgré tout ? », Contribution au … Continue reading.
Il s’agit aussi d’une perspective pour donner aux dynamiques coopératives toutes leurs chances. A l’heure où les défis communs se multiplient, nous avons le choix entre les crises systémiques (financières, sanitaires, etc.) ou la coopération multilatérale. L’ONU et les institutions spécialisées sont souvent critiquées pour leurs insuffisances (qui sont surtout celles de leurs États membres), mais elles font néanmoins beaucoup avec peu et l’on imagine qu’il faudrait probablement réinventer tout ce système institutionnel si le monde en était subitement privé. L’avenir est donc multilatéral si l’on fait le choix de la coopération. Mais il ne suffit pas de le décréter, il faut l’accompagner. Avec des dossiers de plus en plus complexes et des acteurs toujours plus nombreux, la coopération et les institutions qui la servent sont sans cesse en mouvement et, en même temps, bloquées par des résistances politiques et des dysfonctionnements organisationnels. Surmonter cela n’est pas une tâche facile. La voie des réformes est étroite. Chacune soulève son lot d’objections de la part des États, des acteurs non étatiques ou des bureaucraties internationales. Quant à la révision de la Charte des Nations unies, à supposer qu’elle soit nécessaire, elle est verrouillée par une procédure particulièrement contraignante (majorité des deux tiers de l’Assemblée générale des Nations unies y compris tous les membres permanents du Conseil de sécurité). Cette situation ne devrait pourtant pas empêcher les États qui veulent soutenir une politique coopérative au service du bien commun de poursuivre une politique volontariste. En ce domaine où toutes les conduites diplomatiques sont en interaction et scrutées les unes par rapport aux autres, l’exemplarité constitue une ressource politique importante, un gage de respect et d’influence susceptible de favoriser les comportements coopératifs. Exemplaire, une politique volontariste, le sera d’autant plus qu’elle pourra s’appuyer sur quelques principes tendant à conforter la vision d’un système multilatéral profitable à tous.
Penser le multilatéralisme comme système
Le multilatéralisme s’incarne principalement dans des institutions internationales chargées de faciliter la recherche de solutions communes à des intérêts contradictoires mais dépendants les uns des autres. Ce processus que l’on peut qualifier de coopération internationale se développe au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, lors de la « première mondialisation », à mesure que les sociétés aux économies développées se resserrent techniquement, commercialement et culturellement. Les premières organisations internationales (du télégraphe, de la poste, de la santé, de la météo, etc.) sont créées ; apparemment à vocation technique, mais en réalité à forte portée politique (le télégraphe ou la météo sont aussi des outils de la puissance commerciale et militaire). La Grande guerre portera un coup d’arrêt à ce mouvement avant d’en susciter une impulsion plus forte encore avec la création de la Société des Nations (1919), première organisation politique à vocation universelle. La dynamique des organisations interétatiques et non étatiques en sera stimulée. Mais malgré un bilan qui est loin d’être négligeable, la SDN ne résistera pas à la montée en puissance des régimes autoritaires et au déclenchement de la deuxième guerre mondiale. L’ONU reprendra partiellement l’esprit de la SDN mais avec des institutions qui se veulent plus efficaces et notamment un Conseil de sécurité auquel échoit la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales. A ce titre, il dispose de pouvoirs de sanctions qui s’imposent à tous les États membres de l’Organisation. Composé de 15 membres dont cinq membres permanents (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) dont l’accord est indispensable pour toute question importante (ce que l’on appelle leur « droit de veto »), le Conseil de sécurité concentre, depuis l’origine, de nombreuses critiques tant sur sa composition (pas assez représentative) que sur ses résultats (limités et trop dépendants des intérêts des membres permanents) sans que l’on ne soit jamais parvenu à une réforme substantielle. Parallèlement, à l’instar de la SDN, l’ONU s’entourera de nombreuses organisations (institutions spécialisées, programmes fonds, etc.) consacrées à des domaines de plus en plus diversifiés et étendus (travail, santé, environnement, migrations, enfance, aide
humanitaire, droits de l’homme, etc.). Elle encouragera également l’association de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) à l’action commune.
Ce survol historique est doublement instructif. D’une part, il rappelle, dans le contexte actuel que l’on qualifie fréquemment de « crise du multilatéralisme », que la concertation multilatérale n’a jamais été un long fleuve tranquille et que les épisodes de rupture font partie intégrante de son histoire. Les crises et autres contestations du multilatéralisme sont plus la règle que l’exception. Le plus étonnant est surtout que la dynamique globale se soit maintenue et même amplifiée : extension des missions des Nations unies, croissance du nombre des organisations internationales (au plan mondial comme au plan régional), élargissement de leurs compétences, augmentation de leur production normative à travers notamment le développement du droit international. En ce sens la « crise » actuelle du multilatéralisme pourrait s’interpréter comme le revers du succès : un système coopératif devenu très vaste, souvent touffus, accompagné de normes et de dispositifs de plus en plus nombreux perçus comme des obligations contraignantes auxquelles nombre d’États veulent désormais échapper. En tissant sa toile institutionnelle, la coopération multilatérale semble avoir mieux réussi que l’on pouvait s’y attendre. Devenue encombrante pour les manifestations les plus brutales de la puissance, elle est une entreprise que certains veulent neutraliser.
D’autre part, les développements du multilatéralisme nous imposent désormais de penser l’action collective internationale comme un tout. Il n’y a plus de secteurs juxtaposés les uns à côté des autres (santé, alimentation, environnement, migration, droits humains, etc.), mais un vaste système dont toutes les branches sont enchevêtrées. Plus que jamais, il faut penser de manière intersectorielle, relationnelle et transversale. Comme l’a souligné un expert à propos de la pandémie de Covid : « l’approche cartésienne pour démontrer les relations de cause à effet n’est plus adaptée face à ces nouvelles menaces. Toutes les problématiques planétaires nécessitent de développer des recherches intégratives et transversales »[2]GUÉGAN Jean-François, Le Monde, 17 avril 2020.. Tel est bien le sens de notions comme celles de « sécurité humaine » ou de « sécurité globale » ou d’une initiative comme One Health, adoptée par un consortium d’Organisations internationales (OMS, OMSA, FAO, PNUE) et relevant d’une approche intégrée des santés humaine, animale et environnementale.
D’un point de vue pratique, quelles pourraient être les conséquences consistant à penser le multilatéralisme comme un système. D’abord, fixer une orientation au système : celle de la paix positive. Le temps n’est pas seulement à la non-guerre, il est également au développement humain compte tenu de la prise de conscience de notre destin commun. L’observation pénétrante de Marc Bloch ne cesse de nous accompagner : « Parmi tous les traits qui caractérisent nos civilisations, elle [l’histoire] n’en connaît pas de plus significatif qu’un immense progrès dans la prise de conscience de la collectivité »[3]BLOCH Marc, L’Etrange défaite, Société des Editions Franc-Tireur, Paris, 1946, p. 107.. C’est cette conscience qui s’est élargie à l’échelle du monde et qui demande des réponses collectives. En fait, des réponses systémiques, à des réponses l’échelle du système et de ses composantes en interaction, c’est-à-dire des réponses dans lesquelles la sécurité politico-militaire n’est pas détachable de la sécurité sociale mondiale.
Ensuite, il conviendrait d’utiliser le système en vue de ces fins communes. D’une part, en favorisant des coalitions d’organisations internationales autour d’objectifs larges à l’instar de du cadre proposé par les Objectifs de développement durable (ODD), négocié multilatéralement et associant de nombreux partenaires non gouvernementaux[4]17 objectifs adoptés par les États membres des Nations unies en septembre 2015 et à atteindre en 2030 (« l’Agenda 2030 »), https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/.. On reviendra sur ce type de mobilisations élargies qui devrait être plus lisibles et plus structurantes dans l’engagement multilatéral. D’autre part, utiliser le système c’est aussi politiser les mobilisations et cela au bon sens du terme : non pas en conflictualisant vainement (modèle contre modèle), mais en assumant la défense d’une perspective qui est celle de la conquête de nouveaux droits pour les citoyens (sur le travail décent, sur l’égalité des genres, sur le libre accès à internet, sur le respect des droits humains, etc.). Dans l’histoire en général, et dans notre monde en particulier, on a rarement vu que les plus démunis renoncent volontairement à accroître leurs droits et leur liberté effective. Ici, la participation de certains segments organisés des sociétés est donc une partie importante du succès de ces mobilisations.
Enfin, il faut gouverner le système. Il ne s’agit pas, pour l’instant, du Conseil de sécurité, mais du système des OI dans son ensemble. Deux objectifs devraient être appuyés : en premier lieu, un recours plus fréquent au vote à la majorité qualifiée dans toutes les enceintes multilatérales régionales ou à vocation universelle. Les diplomaties doivent accepter de ne pas gagner sur tous les terrains, d’être parfois minoritaires et de construire de nouvelles alliances, pour faire avancer les dossiers et dégager des solutions. Le plus souvent, le consensus international protège les intérêts et paralyse l’action. C’est une pratique à courte vue et décourageante. En second lieu, il faudrait s’entendre sur le rôle pivot du Secrétaire général des Nations unies dans ce système d’organisations internationales, notamment en renforçant son indépendance. Si le processus électoral pluraliste initié en 2016 va dans le bon sens, il faut l’approfondir et lui donner plus d’importance encore en limitant à un seul mandat la mission du Secrétaire général pour le soustraire aux influences liées à une réélection. Cette attention portée au Secrétaire Général des Nations unies introduit à un second bloc d’actions à envisager.
Encourager les dynamiques d’intégration
S’il est une critique communément reprise sur l’état du multilatéralisme aujourd’hui, c’est son excessif éparpillement institutionnel : trop d’institutions, pas assez de coordination auxquelles s’ajoutent les initiatives de partenaires privées plus ou moins productives. Parallèlement, au sein des Nations unies une culture trop centralisée et hiérarchique qui favorise l’action « en silos ».
Il faut faire la part des choses. La spécialisation des institutions, des agences, fonds et programmes n’est pas en soi une mauvaise chose. Elle traduit une approche et un traitement différenciés pour une meilleure résolution des problèmes. La difficulté surgit lorsque les actions ne communiquent pas ou pas assez entre elles. Depuis trente ans au moins, tous les rapports sur le fonctionnement du multilatéralisme onusien mettent l’accent sur la nécessité d’accroître la transversalité et la complémentarité des programmes, sur la nécessaire coordination et l’impérative rationalisation. Pourquoi est-ce que cela ne marche pas ou pas suffisamment ? En fait, la question est très politique.
En premier lieu, il faut rappeler que ce sont les États eux-mêmes qui sont à l’origine de la prolifération d’institutions, d’agences, de programmes, de fonds ou de forums. Il y a un avantage à la création institutionnelle : soit pour mettre en avant sa propre diplomatie, soit pour contourner une enceinte jugée peu favorable, soit les deux en même temps. Si l’on veut rationaliser, c’est donc aux États et à leurs représentants de prendre l’initiative : en réduisant l’éparpillement plutôt que de le susciter, en recherchant les convergences sans créer de nouvelles structures (environnement), en renforçant d’abord les structures existantes, en leur conférant plus de flexibilité et plus d’autorité. En bref, il faut contenir le multilatéralisme à la carte et le saupoudrage multilatéral. Il n’y a pas de fatalité dans la prolifération institutionnelle, mais seulement des choix politiques consistant à négliger certaines enceintes régionales ou universelles (Conseil économique et social, Assemblée générale des Nations unies[5]DEVIN Guillaume, PETITEVILLE, Franck et TORDJMAN Simon, dir., L’Assemblée générale des Nations unies, Une institution politique mondiale, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.) pour en privilégier d’autres (G7, G20, groupes de contact et autres forums) beaucoup moins inclusifs. Il faut inverser cette tendance et réinvestir les enceintes multilatérales les plus inclusives en travaillant à leur amélioration.
En deuxième lieu, coordonner l’action suppose de définir des priorités collectives. L’exercice ayant conduit à l’adoption des ODD en 2015 donne une idée du processus à suivre : des négociations ouvertes aux acteurs étatiques et non étatiques, une feuille de route et des objectifs à atteindre ainsi que des mécanismes de suivi pilotés par le Conseil économique et social (Ecosoc). Là encore, c’est aux États et aux organisations régionales d’assumer leurs responsabilités dans le suivi individuel et collectif de cet « agenda 2030 » et aux secrétariats de toutes les institutions concernées de vérifier la complémentarité des actions entreprises : le rôle du bureau de coordination des secrétariats des organismes des Nations unies (CEB) devrait être réévalué et considéré comme une instance essentielle à l’action commune[6] United Nations System Chief Executives Board for Coordination (CEB), https://www.un.org/sg/en/globalleadership/chief-executives-board/all..
Rien n’empêcherait de répéter l’exercice sur des segments plus précis de l’action internationale : la résolution des conflits, la régulation de l’Internet ou le respect des droits humains. L’avantage consisterait à associer dans des négociations élargies les acteurs étatiques, interétatiques et non étatiques, du Nord et du Sud pour définir des programmes d’action prioritaire à l’instar des ODD ou de ce qui se passe au sein des Conférences des Parties (COP) en matière environnementale : le secrétariat et le suivi de ces Conférences étant assurés par une ou plusieurs institutions spécialisées, supervisés par le Secrétariat général des Nations unies agissant comme rapporteur devant l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité. L’idée serait de lier les domaines d’action à travers une série limitée de grands programmes. Cette perspective rejoint d’ailleurs celle proposée par le Secrétaire Général Guterres dans son rapport « Notre programme commun » (2021) : quelques plans d’action au niveau mondial sur certains domaines pouvant être considérés comme des biens publics mondiaux (santé, information, paix, science, économie mondiale, planète, numérique) qui ne réclament pas d’institutions nouvelles. « Ce qu’il faut plutôt, c’est prendre de nouvelles résolutions et adopter de nouvelles façons de travailler ensemble [….] »[7] GUTTERES Antonio, Notre programme commun, Rapport du Secrétaire général, ONU, 2021 https://www.un.org/fr/content/common-agenda-report/ (consulté 15 décembre 2022).. Il est probable que lier les domaines provoque des conflits de hiérarchie (développement du nucléaire versus protection de la santé, libre échange versus droits sociaux, soutien à l’élevage versus défense de l’environnement, etc.). Ceux-ci auront l’avantage de réintroduire une politisation bienvenue dans des institutions parfois trop routinisées.
En troisième lieu, la rationalisation passe aussi par les acteurs qui sont chargés de la réaliser. De ce point de vue, il est temps de réhabiliter une fonction publique internationale digne de ce nom. Son démantèlement depuis les années quatre-vingts au nom d’une idéologie managériale brouillonne a gravement affecté l’esprit d’un service public international. Aujourd’hui, plus des deux-tiers des agents de l’ONU et des institutions spécialisés sont des contractuels souvent de très courte durée auxquels s’ajoute une cohorte d’experts et de consultants aux missions parfois assez floues et au statuts précaires. Il ne s’agit pas de se priver de ressources extérieures, mais de fidéliser et d’encourager le sens public international comme vocation en offrant de vraies carrières aux lauréats des concours (l’Union européenne n’est pas un mauvais exemple). Ce serait aussi un antidote à la privatisation croissante des politiques publiques internationales. Sans se faire d’illusion sur le jeu d’influence des États dans les recrutements, des concours impartiaux, de haut niveau, et des statuts permanents devraient tout de même renforcer l’indépendance et l’intégration de l’action publique internationale.
Renforcer la légitimité de l’action
La crise de confiance qui affecte nombre de nos institutions nationales n’épargne pas les institutions internationales, même si les Nations unies résistent plutôt bien[8]Rétablir l’ordre : l’ONU est-elle un ami ou un ennemi, https://www.openglobalrights.org/order-from-chaos-isthe-UN-a-friend-or-foe/order-from-chaos-is-the-un-a-friend-or-foe/?lang=French … Continue reading. Y remédier est un vaste défi qui passe par un objectif plus global de cohérence. Là encore, il s’agit de mettre en relation plusieurs dimensions inhérentes à la coopération internationale et à ses institutions, ce l’on peut désigner sous le nom du « triangle de la fonctionnalité » : la représentativité, l’efficacité et la légitimité[9]DEVIN Guillaume, Les Organisations internationales, Paris, Armand Colin, 2022, p. 91 sq.. En fait, toutes ces dimensions sont en interaction, indissociablement liées et concourent à renforcer la légitimité de l’action commune.
La représentativité dans le « système onusien » peut concerner la distribution de multiples fonctions, le partage et la rotation des mandats et bien d’autres aspects relatifs à la « répartition géographique équitable » (recrutement, nomination, etc.). Mais l’urgence réclamée par un grand nombre d’États est ce serpent de mer que constitue la réforme du Conseil de sécurité. On connaît les obstacles procéduraux et politiques[10]Ibid., p. 184-186.. On se bornera ici à deux observations rapides. D’une part, si l’élargissement du Conseil de sécurité doit être envisagée, il doit aussi l’être sur le terrain de ses compétences. A l’heure des crises systémiques, on ne peut pas se contenter d’ajouter quelques membres à un Conseil restreint à la sécurité militaire. La réforme doit viser la création d’un Conseil dédié à la « sécurité globale ». D’autre part, si certains membres permanents du Conseil, comme la France, estime que cette réforme est nécessaire voire impérative, il faut dépasser le stade des déclarations et prendre des initiatives politiques fortes. Pourquoi ne pas pratiquer la politique de la chaise vide tant qu’un plan d’élargissement n’est pas adopté ? Voilà une initiative qui séduirait les pays du Sud et qui sonnerait peut-être le réveil d’un nouveau multilatéralisme.
S’agissant de l’efficacité, outre des moyens humains déjà mentionnés, il faut des moyens et en particulier un financement pérenne. En 2022, les contributions volontaires (et donc parfaitement aléatoires et/ou assignées) représentent environ 70% des ressources totales des entités de la famille des Nations unies[11]https://unsceb.org/fs-revenue-type. La crise du Covid a mis en lumière le cas particulièrement spectaculaire de l’OMS : 80% de contributions obligatoires et 20% de contributions volontaires dans les années 60 et l’inverse dans les années 2000 ! Avec 16% de contributions obligatoires en 2021, l’OMS a révélé toute sa fragilité et une capacité d’action très limitée. Pour rectifier la tendance, l’Assemblée mondiale de la santé a prévu une augmentation des contributions obligatoires pour atteindre 50% du budget d’ici 2028-2029, si possible, et au plus tard en 2030-2031[12]https://www.who.int/fr/news/item/24-05-2022-world-health-assembly-agrees-historic-decision-tosustainably-finance-who. C’est un dossier à suivre qui déterminera largement l’évolution du système des organisations internationales c’est-à-dire l’évolution de la coopération internationale.
L’efficacité, c’est aussi la mesure des résultats, la réalisation des objectifs et leur suivi. La tâche ici ne peut être seulement managériale comme c’est trop souvent le cas désormais. Elle doit être surtout entre les parties prenantes (États et sociétés civiles) ; entre les contributeurs, bien sûr, mais aussi les États et les populations cibles. Il faut que les instances de suivi soient représentatives, qu’elles réintroduisent la dimension politique des objectifs, qu’elles fassent de l’évaluation le point de départ de nouvelles délibérations avec les acteurs concernés.
On le voit dans ce dernier exemple, l’efficacité n’est pas séparable de la représentativité des instances qui la mesurent. Il en va de même pour la légitimité. Elle est renforcée par la représentativité et l’efficacité autant qu’elles les renforcent. Ainsi en va-t-il notamment de l’association des sociétés à des problèmes collectifs qu’il est illusoire de pouvoir traiter sans elles. D’abord, du point de vue de l’expertise qui exige un accompagnement systématique de l’action par des chercheurs à l’instar des Groupes d’experts qui existent déjà (climat, biodiversité, sécurité alimentaire, etc.), mais avec une présence plus équilibrée entre sciences physiques et sciences sociales. Ces dernières, encore très minoritaires, sont pourtant plus attentives à la réception et à l’acceptation des mesures et, par conséquent, à la façon de comprendre les obstacles et de trouver des solutions politiquement pertinentes. Associer les sociétés, c’est ensuite faire une place plus importante aux intérêts collectifs organisés. La Charte des Nations unies a ouvert une première brèche dans le multilatéralisme interétatique en donnant la possibilité à l’Ecosoc de consulter des ONG (environ 6000 disposent aujourd’hui d’un tel statut)[13]DEVIN Guillaume, Les Organisations internationales, op. cit., p. 166-176.. Mais il faudrait aller plus loin. A la fois déverrouiller le Comité des ONG de l’ONU qui accorde ou non les statuts consultatifs mais reste composé par des États (souvent autoritaires) quasi-inamovibles[14]Ibid., p. 167-169. et associer plus étroitement les représentants d’acteurs non étatiques concernés aux instances délibératives et/ou décisionnelles des organisations internationales[15]Voir DEFRAIN-MEUNIER Alix, « Les acteurs non étatiques de l’Assemblée générale » in DEVIN Guillaume et al., dir., L’Assemblée générale des Nations unies, op. cit., p. 56-59.. La légitimité des institutions multilatérales pourrait également gagner grâce à la qualité de leur leadership. Miser sur des personnalités de premier plan, compétentes et indépendantes, est un moyen de renforcer la confiance. Kofi Annan (Secrétaire général des Nations unies de 1997 à 2006) a certainement profité d’un contexte plutôt favorable à la coopération internationale, mais sa personnalité a beaucoup compté dans le développement de conférences mondiales qui ont dopé la mobilisation des « sociétés civiles » et accompagné un vaste mouvement d’idées et d’initiatives tendant à « redéfinir la sécurité des hommes »[16]ANNAN Kofi, Interventions. Une vie dans la guerre et dans la paix, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 227-270.. Les individus comptent beaucoup plus qu’on ne pourrait le penser dans le développement de nouvelles conceptions internationales et dans leur mise en œuvre. Les diplomaties engagées dans et pour le multilatéralisme doivent être attentives aux nominations et aux choix des équipes bien au-delà des seules batailles d’influence politique.
Sur ce dernier point comme sur les autres, c’est l’intérêt collectif qui doit servir de guide. Un défi particulièrement difficile à un moment où le monde paraît renouer avec la politique des blocs. Mais à l’heure des divisions et des conflits, les amis de la paix et de la coopération ont-ils un autre choix ?
Notes
↑1 | Sur le multilatéralisme, plus généralement, voir DEVIN Guillaume, « L’avenir du multilatéralisme : pourquoi le multilatéralisme est-il résilient et fragile malgré tout ? », Contribution au site du CERI de Sciences Po, avril 2020, https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/lavenir-du-multilateralisme.html. |
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↑2 | GUÉGAN Jean-François, Le Monde, 17 avril 2020. |
↑3 | BLOCH Marc, L’Etrange défaite, Société des Editions Franc-Tireur, Paris, 1946, p. 107. |
↑4 | 17 objectifs adoptés par les États membres des Nations unies en septembre 2015 et à atteindre en 2030 (« l’Agenda 2030 »), https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/. |
↑5 | DEVIN Guillaume, PETITEVILLE, Franck et TORDJMAN Simon, dir., L’Assemblée générale des Nations unies, Une institution politique mondiale, Paris, Presses de Sciences Po, 2020. |
↑6 | United Nations System Chief Executives Board for Coordination (CEB), https://www.un.org/sg/en/globalleadership/chief-executives-board/all. |
↑7 | GUTTERES Antonio, Notre programme commun, Rapport du Secrétaire général, ONU, 2021 https://www.un.org/fr/content/common-agenda-report/ (consulté 15 décembre 2022). |
↑8 | Rétablir l’ordre : l’ONU est-elle un ami ou un ennemi, https://www.openglobalrights.org/order-from-chaos-isthe-UN-a-friend-or-foe/order-from-chaos-is-the-un-a-friend-or-foe/?lang=French (consulté 12 janvier 2023) Également : https://www.pewresearch.org/fact-tank/2022/09/16/international-views-of-the-un-are-mostlypositive/ (consulté le 20 janvier 2023). |
↑9 | DEVIN Guillaume, Les Organisations internationales, Paris, Armand Colin, 2022, p. 91 sq. |
↑10 | Ibid., p. 184-186. |
↑11 | https://unsceb.org/fs-revenue-type |
↑12 | https://www.who.int/fr/news/item/24-05-2022-world-health-assembly-agrees-historic-decision-tosustainably-finance-who |
↑13 | DEVIN Guillaume, Les Organisations internationales, op. cit., p. 166-176. |
↑14 | Ibid., p. 167-169. |
↑15 | Voir DEFRAIN-MEUNIER Alix, « Les acteurs non étatiques de l’Assemblée générale » in DEVIN Guillaume et al., dir., L’Assemblée générale des Nations unies, op. cit., p. 56-59. |
↑16 | ANNAN Kofi, Interventions. Une vie dans la guerre et dans la paix, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 227-270. |
Guillaume Devin, "Pour une politique multilatérale audacieuse. Policy paper : de la nécessité d'une coopération internationale au service de l'intérêt collectif". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 03.05.2023, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/pour-une-politique-multilaterale-audacieuse/