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OCS : un cas du « multilatéralisme limité » ?

Volonté de puissance et rivalités internes dans l’Organisation de coopération de Shanghai

Alexis Cudey

Alexis Cudey est étudiant en Master 1 d’Études internationales, « Parcours Gouvernance européenne » à Sciences Po Grenoble

L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), initiative russo-chinoise, est un objet politique qui suscite un intérêt croissant dans les études internationales. Cette organisation, initialement fondée en 2001 par 6 pays, fait dialoguer des acteurs très hétérogènes autour des thématiques de sécurité de frontière, d’économie et de commerce. Ces acteurs sont unis par une volonté ardente de contourner les organisations internationales traditionnelles, issues pour la plupart de la facture occidentale. Désireuse d’occuper une place de plus en plus prépondérante dans les affaires internationales, la Chine utilise l’OCS, dont elle n’a cependant pas le monopole, pour nourrir son puissant projet de « nouvelles routes de la Soie ». La Russie, animée par sa volonté de renouer avec sa puissance d’antan, trouve également un intérêt à faire grandir l’OCS, en contenant toutefois les velléités de puissance de Pékin, qui pourraient la menacer directement. D’autres acteurs, aux caractéristiques diverses et aux ambitions variées, emploient l’OCS comme un moyen de légitimation ou pour porter leur voix sur la scène internationale. L’OCS est en ce sens constituée de puissances émergentes ou affirmées, pétries de rivalités parfois antagonistes qui obstruent souvent son fonctionnement, de sorte que cette dernière est souvent érigée comme un cas archétypal de « multilatéralisme limité ».

En juin 2018, la République populaire de Chine accueillait le sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), à Qingdao. La date choisie n’avait alors rien d’anecdotique, puisque le sommet se déroulait en même temps que la réunion du G7. La Russie, alors exclue du G7 en raison de l’annexion de la Crimée, était évidemment conviée au sommet, aux côtés de deux puissances nucléaires rivales, l’Inde et le Pakistan, devenues membres à part entière de l’OCS l’année précédente.

L’OCS remplit initialement un objectif de stabilisation de la région d’Asie centrale. Mais désormais, Pékin la façonne et la conçoit comme un instrument incontournable de sa politique étrangère, en vue de promouvoir une vision alternative des relations internationales. L’idée est ainsi de contourner les organisations internationales classiques, issues de tradition occidentale, en en créant d’autres en parallèle. L’OCS résume la stratégie chinoise sur la scène internationale : intégrer les organisations internationales existantes, mais aussi créer et renforcer de nouvelles organisations, alignées sur les valeurs chinoises.

L’OCS trouve son origine dans le traité de Shanghai de 1996. Après la chute de l’URSS, la région d’Asie centrale est en pleine ébullition. Aussi, il s’agit d’abord de régler les problèmes frontaliers et territoriaux le long des frontières russo-chinoises. Puis, l’OCS s’institutionnalise vigoureusement avec la signature d’une Charte en 2001, puis la création d’un secrétariat à Pékin et l’augmentation du nombre de coopérateurs issus des différents pays-membres de l’organisation.

L’importance de l’OCS réside dans la démographie des pays qui la composent : elle représente ainsi 1/4 des terres émergées représentant 3.5 milliards d’habitants soit 40% de la population mondiale. L’OCS se positionne de plus en plus comme une organisation internationale structurée par les enjeux économiques, essentiellement soutenus par la dynamique chinoise. En 2018, les pays de l’OCS représentent 21,6% du PIB mondial, dont les 3/4 sont du fait des performances économiques de la Chine.

L’OCS est une organisation à la fois unique et complexe. Depuis sa création, ses objectifs et sa composition ont profondément évolué. Son fonctionnement est régulièrement sclérosé par des rivalités et des tensions internes : des désaccords sur le fond comme sur la forme entre des pays nouvellement intégrés (le Pakistan et l’Inde) et des puissances affirmées (la Chine et la Russie) que tout semble parfois opposer. En bref, ce qui unit les États membres de l’OCS semble être une volonté de proposer une nouvelle conception des relations internationales en rupture avec l’Occident (Martin-Mazé, 2008). Toutefois, la coopération au sein de l’OCS, qui comprend des États si différents aux ambitions si variables, apparaît encore comme un « multilatéralisme limité », c’est-à-dire une volonté de créer une organisation, parfois contrariée par des tensions internes.

La genèse de l’OCS : d’une coopération sécuritaire à une organisation multilatérale majeure

À l’origine, l’OCS répond à un enjeu sécuritaire majeur. Avec la chute de l’URSS en 1991, de nombreux pays d’Asie centrale échappent au joug soviétique. Nombre de ces pays, fragilisés, peu autonomes et aux structures étatiques faibles, voient croître en leur sein la menace terroriste et de l’islam radical. Durant les années 1990, l’Asie centrale voit ainsi ses frontières bouleversées, avec notamment l’apparition d’une dizaine de nouveaux États, et fait face à des revendications séparatistes croissantes. Les républiques nouvelles, parfois dénuées de forces armées internes, se retrouvent dans l’incapacité de faire face à la montée de ces menaces sécuritaires. L’OCS a ainsi largement contribué à assurer la transition post-soviétique de la région.

Après le milieu des années 1990, le « Forum de Shanghai »[1]Le Forum de Shanghai, autrement appelé « Shanghai Five » est un forum politique conjoint, regroupant, de 1996 à 2001, la Russie, la Chine et trois États centre-asiatiques : le … Continue reading connaît un développement rapide et inattendu, soumis à certains mouvements régionaux et internationaux. En 1996, les talibans prennent Kaboul et la Russie, depuis 1994, est engagée dans une guerre en Tchétchénie. C’est en vue de contrer la menace de l’islam radical, mais aussi les idées séparatistes, que la Charte de l’OCS de 2001 fixe comme objectif de lutter contre ce que la République populaire de Chine (RPC) appelle les « Trois fléaux »: le terrorisme, le séparatisme ethnique et l’extrémisme religieux. Ce sont les objectifs qui correspondent tout à fait aux intérêts de la Russie, l’autre puissance centrale de l’OCS.

Les États membres s’engagent à se porter assistance mutuelle dans cette lutte commune. L’OCS aspire aussi à lutter contre d’autres fléaux : le trafic de drogue et d’armes, la criminalité transfrontalière ainsi que l’immigration illégale. D’abord à portée sécuritaire, l’OCS gagne donc en prérogatives et s’institutionnalise.

L’OCS est composée de deux organismes permanents : la Structure régionale anti-terroriste (SRAT), établie à Tachkent, en Ouzbékistan, rappelant que l’enjeu sécuritaire reste central, ainsi que le Secrétariat dont le siège se situe à Pékin. Les réunions de L’OCS sont organisées autour du Conseil des chefs d’État des États-membres, qui est l’organe qui régit l’OCS et qui se réunit une fois par an, ainsi qu’autour du Conseil des Chefs de gouvernement. Enfin, l’OCS prévoit des réunions thématiques regroupant différents ministères selon les questions qui sont à l’agenda. Leurs réunions n’ont pas de fréquence fixe et sont organisées selon les besoins.

 

L’organisation de coopération de Shanghai et ses institutions, Alexis Cudey 2022.

L’organisation de coopération de Shanghai et ses institutions, Alexis Cudey 2022.

 

D’un point de vue militaire et sécuritaire, l’OCS connaît des acquis manifestes. Les risques de conflits armés ont été atténués par la mise en œuvre de cette organisation, et la sécurisation des frontières continue d’être une priorité. Depuis sa fondation, l’OCS a aussi multiplié les exercices conjoints dédiés à la lutte antiterroriste telle la « Peace Mission ») réalisée de concert une dizaine de fois depuis sa mise en œuvre en 2005, la dernière datant de septembre 2021.

L’OCS a aussi accompagné l’avènement dans le concert mondial de nouveaux États. L’organisation est en effet composée de 8 membres pleins, la Russie et la RPC qui sont des puissances affirmées, désireuses de renouer avec un passé prestigieux, mais également de « jeunes » pays à la démographie modeste mais toutefois émergents, tels l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kirghizistan et le Kazakhstan. En effet, l’Ouzbékistan est une force économique, militaire et démographique dans la région, et compte en 2001, 25 millions d’habitants, tandis que le Kazakhstan compte 15 millions et le Tadjikistan 6,5 millions. C’est d’ailleurs l’entrée de l’Ouzbékistan en juin 2001, qui transforme le « Shanghai Five » en OCS. L’arrivée de nouveaux États donne donc une nouvelle dimension au Club de Shanghai.

Plus récemment en 2017, l’OCS a fait le pari d’intégrer deux nouvelles puissances, rivales mais pourtant incontournables de la région : l’Inde et le Pakistan. Le Belarus, partenaire depuis 2009, dispose également du statut de membre observateur depuis 2015. Le 17 septembre 2021, l’Iran devient le neuvième membre de l’OCS après 13 ans de négociation, et y voit une occasion unique de sortir de son isolement international. L’OCS se diffuse donc, intégrant, et conviant un nombre grandissant de pays, pourtant étrangers aux enjeux sécuritaires qui touchent la région d’Asie centrale, ce qui témoigne de son ambition globale.

L’OCS est finalement une organisation particulière. Aussi méconnue qu’ambitieuse, c’est une alliance intergouvernementale de coopération sécuritaire et économique, mais qui renseigne principalement sur la volonté chinoise de promouvoir la « Communauté de destin pour l’humanité » (Hu Jintao en parle pour la première fois en 2012, et le concept est repris systématiquement par la diplomatie chinoise depuis). Pourtant, la RPC occupe une place grandissante dans le concert mondial des nations, au sein d’organisations internationales issues de la volonté occidentale, l’OMC et l’OMS notamment, et préside 4 des 15 agences de l’ONU, dont la FAO (alimentation et agriculture), l’UNIDO (développement industriel), l’ITU (télécommunications) et l’OACI (aviation civile internationale). La RPC a largement investi les organisations internationales de facture occidentale et en l’espèce, l’OCS semble servir de cadre alternatif, dans lequel la Chine peut plus aisément affirmer sa vision du monde.  L’OCS dispose également du statut d’observateur à l’ONU depuis décembre 2004, en même temps que l’OTSC, alliance militaire qui est l’œuvre de la Russie.

La question de savoir au service de quelle puissance se fait l’OCS mérite d’être débattue. La Chine occupe une place centrale au sein de l’organisation. Bien que suivie par d’autres États, de taille et de puissances variables, elle en reste à l’origine avec la Russie. Cette influence chinoise au sein de l’organisation se manifeste par sa volonté de faire de l’OCS une organisation couvrant un nombre de sujets toujours plus variables et diversifiés ; militaire, sécuritaire et puis économique. Les objectifs initiaux de l’organisation ne semblent pas avoir été freinés par les rivalités plurielles qui existent au sein de l’OCS. Mais l’idée que cette dernière puisse s’atteler à traiter un nombre grandissant de thématiques peut s’y heurter. En d’autres termes, la volonté d’intégration de l’organisation trouve ses limites dans les ambitions et les rivalités des puissances. Un exemple éloquent de cette volonté différée d’augmenter les prérogatives de l’organisation a trait au secteur économique. Ce dernier a un intérêt tout particulier pour la Chine, qui fonde ses velléités de puissance sur la puissance économique et le rayonnement commercial. Mais d’autres pays au sein de l’organisation peuvent y voir une menace et craignent le sort de l’impérialisme économique chinois, notamment par le truchement de la « Belt and Road Initiative », considérable projet d’infrastructure lancé en 2013, et qui traverse toute l’Asie centrale pour irriguer le monde des « Nouvelles Routes de la Soie ».

Toujours est-il que l’OCS est au centre d’un dispositif diplomatique et de la sécurité internationale complexe. La rivalité sino-russe autant que la défiance à l’endroit des États-Unis structurent ce dispositif. Son existence présente l’avantage pour la Russie de contrer l’influence américaine, et pour la Chine de renforcer sa présence dans une région riche en hydrocarbure. En effet, la Chine convoite les sous-sols d’Asie centrale, motivée par une demande interne considérable. En témoignent par exemple les investissements dans le gaz et le pétrole kazakhs, ainsi que dans l’hydroélectrique kirghiz.

D’abord fruit de la volonté chinoise, l’OCS contente pourtant les velléités géostratégiques de nombre de pays de la région, à commencer par la Russie, qui voit trois principaux avantages à s’investir dans l’OCS : l’OCS fait d’abord émerger un front commun dressé contre les valeurs occidentales et leur diffusion dans les Républiques d’Asie centrale ; l’OCS contribue ensuite à maintenir la présence russe en Asie centrale et sert d’outil essentiel pour se régénérer dans le dispositif multilatéral mondial post-soviétique (Facon, 2006)  ; enfin, l’OCS permet d’accompagner et de canaliser la montée en puissance du voisin chinois. La Russie dispose également d’atouts non négligeables dans la zone, tels des amitiés historiques, des liens politiques, des proximités linguistiques et culturelles inaliénables qu’elle sait mobiliser opportunément.

Centrale dans le conflit avec les États-Unis, la chute de l’URSS est ainsi une infortune pour Moscou. Les États-Unis connaissent une montée en puissance, avec les caractéristiques de  l’« hyperpuissance » . Les années 1990 constituent en ce sens un contexte de montée des tensions entre Moscou, Pékin et Washington. La troisième crise du détroit de Taïwan en 1996, le déploiement croissant des forces militaires de l’OTAN après la fin du Pacte de Varsovie, le bombardement de l’ambassade chinoise de Belgrade, et l’intervention au Kosovo par l’OTAN consacrent un contexte post-1990 unipolaire, structuré autour de l’omnipotence américaine. Cette vision est alors contestée par le « Shanghai Five ».

Pourtant, l’attitude de la Russie vis-à-vis des États-Unis est ambivalente. Animée par une méfiance envers les États-Unis, la Russie a accueilli favorablement l’opération « Enduring Freedom », qui voit le déploiement de 4000 GI’s en Ouzbékistan (dans la base de Karchi-Khanabad) et au Kirghizistan (dans la base de Manas). « Liberté immuable » présente l’intérêt sécuritaire pour la Russie de vouloir stabiliser l’Afghanistan, ainsi que comme intérêt politique d’illustrer la volonté russe d’intégrer la communauté internationale. Concurremment, cette présence américaine marginalise les rôles de la RPC et de la Russie et souligne de fait l’inefficacité de l’OCS. En conséquence, l’on insiste sur une institutionnalisation grandissante de l’OCS, gage d’autonomie stratégique.

De plus, les différentes révolutions de couleur sont sources d’inquiétude pour Moscou, qui y voit là l’oeuvre des États-Unis : la révolution rose en Géorgie en 2003, révolution orange en Ukraine en 2004, ainsi que la révolution des « tulipes » au Kirghizistan en 2005 font craindre à la Russie un affaiblissement du soutien traditionnel de ces pays (Kellner, 2008). Si les États-Unis développent l’idée que la démocratisation reste le meilleur outil pour stabiliser la région et lutter contre le terrorisme, la Russie répond à ces révolutions par un durcissement autoritaire. La Russie utilise donc l’OCS pour dénoncer et pointer les immixtions occidentales dans les affaires internes des République d’Asie centrale, après la chute de l’URSS, ou concernant d’autres enjeux internationaux, comme en Afghanistan, dont l’échec de l’intervention américaine depuis 2001 a été pointé par Vladimir Poutine en juin 2017 comme une « dégradation » pour la région.

Le bilan et les défis de l’OCS : un anti-occidentalisme miné par des ambitions et des rivalités internes

L’OCS apparaît souvent comme une sorte de contre-modèle aux organisations internationales occidentales. L’anti-occidentalisme prend souvent la forme d’une critique renouvelée à toutes les tentatives d’implanter la démocratie dans les pays d’Asie centrale, et qui peuvent être le fait de puissances occidentales notamment lors de la « révolution des tulipes » au Kirghizistan en 2005). Bien souvent, une démocratisation de ces pays peut représenter une menace pour les autocraties de la région, comme la Russie ou la Chine. La Russie conteste ainsi fortement les initiatives américaines qui, grâce à l’implantation d’ONGs, d’institutions internationales comme le FMI, cherchent à instiller une certaine idée des droits de l’homme et érigent la démocratie comme solution appropriée pour lutter contre le terrorisme.

À cet égard, les déclarations issues des réunions de l’OCS sont l’occasion de renouveler l’opposition aux ingérences occidentales dans les affaires intérieures des États (révolutions de couleurs, guerre en Tchétchénie …). Aux yeux de Pékin et de Moscou, l’un des mérites majeurs de l’OCS est de participer à la multipolarité du monde, où la puissance est partagée par plusieurs pôles. Cela rejoint ainsi ce que déclare en 2005 Alexandre Iakovenko, vice-ministre des affaires étrangères russes : « l’OCS occupe clairement une place particulière parmi les structures régionales formées pour incarner, dans des formes réelles et viables, l’idée de multipolarité ».

En dépit de son caractère pluriel, l’OCS reste un dispositif crucial pour la diplomatie chinoise. L’OCS participe au projet des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) grâce à la coopération économique, via les NTIC, l’industrie numérique, les transports (aéroports, chemins de fer, infrastructures portuaires), l’accès à l’énergie (oléoducs, gazoducs, barrages) et l’agriculture.

Élargir l’organisation à de nouveaux États est d’abord un moyen de la renforcer, et d’assurer sa pérennité. L’intégration de nouveaux membres présente l’intérêt d’englober un nombre croissant de pays aux caractéristiques stratégiques décisives (accès aux ressources, partenariats commerciaux, apaisement des relations). Ainsi, lorsqu’elle s’élargit, l’OCS accroît son audibilité géopolitique et diplomatique dans le concert international. L’intégration permet aussi d’accroître la force de frappe d’une organisation, en facilitant la prise de mesures de rétorsion dans la cadre d’un conflit commercial ou d’un isolement par exemple.

L’adhésion de l’Iran est un exemple éclairant de cette stratégie. L’Iran accède au statut d’observateur en 2005, en même temps que l’Inde et le Pakistan, mais doit attendre treize ans pour intégrer l’organisation. La longue marche vers l’adhésion iranienne s’explique par les sanctions américaines imposées à Téhéran et qui refroidissent la volonté de certains acteurs d’entretenir des relations avec l’Iran. Mais cette adhésion, longuement soutenue par la Russie, a été bien accueillie par l’Inde et le Pakistan. Cette intégration est également une aubaine pour Téhéran qui y voit un moyen idoine de contourner les sanctions américaines, accablant son économie. Ainsi, l’adhésion de l’Iran peut être perçue comme une volonté de l’OCS de s’étendre vers l’Ouest, d’allier des États partageant une défiance contre l’Occident afin de reconstituer partiellement cette traditionnelle rivalité Nord-Sud ou Est-Ouest.

En ce sens, l’intégration de nouvelles puissances a clairement pour objectif d’assurer la pérennité de l’organisation ainsi que d’insuffler une nouvelle dynamique. Le cas de l’Inde exemplifie les rivalités et tensions internes qui sévissent au sein de l’OCS. Il peut paraître surprenant que l’Inde accepte de siéger à la même organisation que Pékin, en raison des nombreux conflits qui les ont opposés, et encore récemment au Ladakh en 2020.  D’une certaine manière, la participation de l’Inde est un rééquilibrage en faveur de la Russie. Argument sans doute subsidiaire, mais qui a son importance, avec l’Inde, l’OCS se dote également du deuxième foyer de peuplement du monde, derrière la RPC.

D’autre part, le rapprochement entre les deux puissances indo-pakistanaise depuis 2017, constitue une réelle victoire diplomatique pour Pékin, qui apparaît ainsi comme un médiateur hors-pair. Tout n’est en revanche pas si simple, puisque des tensions et des heurts à la frontière depuis 2019 ont freiné le processus de rapprochement. De plus, l’Inde s’oppose au corridor économique sino-pakistanais qui passe par le Cachemire pakistanais, revendiqué par l’Inde.

Toutefois, l’OCS est traversée en son sein par des rivalités internes et des désaccords sur les membres à intégrer. Des tensions Est-Ouest se sont ainsi cristallisées autour de l’Iran. L’Iran présente un double enjeu pour la Chine. C’est d’abord une étape importante, un point de passage obligé de ses « nouvelles routes de la soie ». D’autre part, l’Iran est un acteur énergétique incontournable pour les demandes internes conséquentes de la RPC. En effet, à la fin de 2014, la Chine représentait 30 % de la consommation mondiale de pétrole et 45 % de la consommation mondiale de charbon. En 2018, la RPC était le premier importateur de pétrole et de gaz, ainsi que le producteur et consommateur de charbon (Gueldry, 2018). La chute de Kaboul en août dernier a définitivement convaincu (20 ans après la première chute) d’accepter l’adhésion iranienne, après un long processus d’intégration et de discussions initié en 2008.

Enfin, l’OCS semble mitigée sur les sujets prioritaires à mettre en avant ou sur les ambitions internationales à nourrir. Pékin développe de nouvelles ambitions sino-centrées, parmi lesquelles la volonté de faire de l’OCS une zone de libre-échange avec une monnaie propre et une banque propre, idée évoquée pour la première fois en mai 2002. Mais la Russie s’oppose à cette idée car une telle union monétaire rivaliserait avec son Union économique eurasiatique, qui regroupe déjà le Kazakhstan, le Belarus et le Kirghizistan. On le voit bien, le développement de l’OCS semble freiné par les attitudes opportunistes de ses États-membres, ainsi que par les concurrences internes, mettant en lumière les limites du partenariat stratégique entre la Russie et la Chine.

Conclusion

L’OCS est néee d’une volonté commune, celle de la Russie et de la RPC, inquiètes pour leur sécurité, de réduire les risques de tensions dans les États de la zone. La menace sécuritaire ainsi que la prise du pouvoir par les Talibans en Afghanistan en septembre 1996 ont achevé de les convaincre de la nécessité d’une telle organisation.

A maints égards, l’OCS apparaît comme une réussite de la diplomatie chinoise, qui montre sa volonté de proposer une nouvelle conception des relations internationales, et sa capacité à jouer d’intermédiaires entre puissances rivales. L’OCS suscite également l’intérêt de nouveaux acteurs, puissants et importants, ce qui contribue à sa crédibilité sur la scène internationale.

Concernant le bilan de l’OCS, le constat reste cependant mitigé. D’un côté, l’OCS s’intègre dans un nombre croissant de domaines, et se compose de membres en situation de tensions. L’OCS constitue une organisation centrale en Asie centrale, alimentée par les aspirations sino-russes. Mais d’un autre côté, cette tendance au compromis trouve de nombreuses limites, puisqu’il apparait difficile de construire une organisation durable avec des États-membres parfois adversaires sur certains sujets. De plus, si le commerce croît depuis l’établissement de l’OCS, l’intégration économique de la zone reste à faire dans de nombreux domaines. Au sein de l’OCS, des volontés de puissances s’entrechoquent, avec des enjeux d’alliance contradictoires, parfois antagonistes. En ce sens, l’OCS développe une conception limitée du multilatéralisme, que les acteurs semblent utiliser opportunément.

Enfin, l’enjeu principal de l’OCS reste de couvrir un nombre croissant de domaines, comme en témoignent les récentes déclarations de Wang Yi, ministres des affaires étrangères de la Chine, pour l’ Agence de presse Xinhua (18 septembre 2021), souhaitant que l’OCS « fasse progresser la coopération dans divers domaines avec une portée plus large et un niveau plus profond, tout en jouant un rôle plus important et plus constructif dans les affaires régionales et internationales ».

 

Ce texte a été relu par Pierre Chabal.

 

Notes

Notes
1 Le Forum de Shanghai, autrement appelé « Shanghai Five » est un forum politique conjoint, regroupant, de 1996 à 2001, la Russie, la Chine et trois États centre-asiatiques : le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan, et considéré comme l’ancêtre de l’OCS. 
Bibliographie/Références

Facon, Isabelle. « L’Organisation de coopération de Shanghai. Ambitions et intérêts russes », Le Courrier des pays de l’Est, vol. 1055, no. 3, 2006, pp. 26-37.

Gueldry, Michel. « Chine : l’énergie, un enjeu stratégique », Politique étrangère, vol. , no. 2, 2018, pp. 175-186.

Kellner, Thierry. « La Chine, l’Organisation de coopération de Shanghai et les « révolutions colorées » », Hérodote, vol. 129, no. 2, 2008, pp. 167-182.

Martin-Mazé, Médéric. « 21. L’Organisation de coopération de Shanghai, nouvelle forme d’alliance sécuritaire ? », Didier Bigo éd., Au nom du 11 septembre…Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme. La Découverte, 2008, pp. 274-279.

Pour citer ce document :
Alexis Cudey, "OCS : un cas du « multilatéralisme limité » ?. Volonté de puissance et rivalités internes dans l’Organisation de coopération de Shanghai". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 09.08.2022, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/ocs-un-cas-du-multilateralisme-limite/