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L’UE devient-elle une puissance militaire ?

Policy paper : Le retour de la réflexion stratégique sur la nature de la puissance européenne

Delphine Deschaux-Dutard

Delphine Deschaux-Dutard est Maître de conférences en science politique à l’Université de Grenoble – Alpes et membre du Centre d’études sur la sécurité internationale et les coopérations européennes (CESICE).

Mots clés :  Article   Défense   Europe   organisations régionales   policy paper   UE   Ukraine 

L’agression militaire de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a profondément modifié le contexte stratégique du continent européen, poussant les Etats européens à s’engager dans une réflexion urgente et nécessaire sur le rôle que l’UE peut et devrait jouer sur la scène de la sécurité internationale. Le conflit armé actuel, et l’implication de l’Union Européenne dans la gestion de ce conflit, vient ainsi reposer la question de la nature de la puissance européenne. Cet article vise ainsi à proposer une brève réflexion sur le chemin parcouru par l’UE concernant son rôle sur la scène internationale, en se penchant plus précisément sur la dimension militaire de la question.

De la puissance civile à la puissance globale ?

Longtemps l’Union Européenne a été exclusivement associée à la notion de puissance civile ou normative. En l’occurrence, la notion de puissance civile va, dans le cas de la construction européenne, de pair avec celle de communauté de sécurité développée par Karl Deutsch (Deutsch, 2015) depuis les années 1950 : dans une telle communauté, les Etats membres ne considèrent plus la force physique comme un moyen légitime de résoudre la violence et les dilemmes politiques, mais ils s’appuient au contraire sur des processus de communication mutuelle permettant de résoudre les différends pacifiquement. Appliquées au cas de la construction européenne, ces caractéristiques conduisent ainsi François Duchêne (1973) à envisager la communauté européenne comme une puissance civile détentrice d’un soft power (par opposition au hard power militaire), s’appuyant sur des instruments civils pour le compte d’une collectivité d’Etats ayant renoncé l’usage de la force entre eux, et encourageants autres Etats à faire de même (d’où l’idée de puissance normative). Cette notion de puissance civile se retrouve d’ailleurs largement dans les traités européens jusqu’à la fin de la Guerre Froide à travers l’idée qu’une politique étrangère européenne devrait porter prioritairement sur la promotion de la démocratie, des droits de l’homme et de la coopération pacifique. Ainsi nombreux sont tant les analystes que les artisans de la construction européenne qui ont promu l’idée que l’UE était une puissance civile, normative (Manners 2011) ou tranquille (Moravcisk parle de « quiet superpower » ; 2009), allant même dans certains cas jusqu’à l’opposer à la puissance américaine sous les trais de Venus (Kagan, 2002). La construction européenne s’est ainsi jusqu’à la fin de la guerre froide caractérisée par une forme de refus de la puissance autre que l’influence normative (Deschaux-Dutard, Nivet, 2022), reposant d’ailleurs sur les atouts civils de l’UE tels que sa puissance économique par exemple, ou sa capacité à prononcer des sanctions économiques et diplomatiques.

Pour autant, la fin de la guerre froide, et les conflits armés dans les Balkans notamment dans les années 1990, sont cruellement venu démontrer aux chefs d’Etats et de gouvernements européens que l’UE évoluait dans un environnement international conflictuel, marqué par le retour de la guerre et des politiques de puissance, qui nécessitait une évolution de la réflexion européenne sur la puissance. La puissance économique de l’Union européenne avait d’ailleurs engendré des attentes fortes sur sa capacité d’action, générant une fossé entre ces attentes et les capacités réelles de l’UE à y répondre (Hill, 1993). Ainsi, chaque conflit armé depuis la fin des années 1990 a ouvert une fenêtre d’opportunité pour développer de nouveaux attributs européens (Deschaux-Dutard, 2020 et 2022a) et faire entrer la dimension militaire dans la construction européenne avec le lancement de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD) en juin 1999, devenue Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) avec le Traité de Lisbonne. L’UE a ainsi depuis plus de deux décennies commencé son évolution vers une autre forme de puissance que la puissance civile (Smith, 2005). Les documents stratégiques de l’UE, et en particulier la Stratégie Globale de Sécurité de l’Union Européenne publiée en 2016 ont d’ailleurs acté cette évolution mais sans donner de définition aux aspirations européennes à devenir une autre forme de puissance, tant la question divise les Etats-membres.

Ainsi, avant le déclenchement de la guerre, l’Union Européenne disposait déjà de documents stratégiques (Stratégie de Sécurité Européenne de 2003, Stratégie de cybersécurité de 2013 révisée en 2020, Stratégie globale de sécurité de 2016), mais également d’instruments militaires définis au cours des deux dernières décennies d’abord sous la forme de catalogues capacitaires puis de groupements tactiques depuis 2004, soit des unités militaires multinationales de 1500 hommes capables en théorie d’être projetés à courte échéance en dehors du théâtre européen. Ces outils ont néanmoins soulevé une intense frustration du fait de leur non-emploi (Reykers, 2017), ravivant une fois encore l’idée de fossé entre les attentes créées par l’UE et sa capacité réelle à agir. De même, depuis 2016, un certain nombre d’initiatives ont vu le jour en matière de défense européenne visant à favoriser la coopération entre Etats-membres dans le domaine militaire, et notamment en matière d’industrie d’armement, avec la mise en place de la coopération structurée permanente (PESCO) en 2017 et le lancement du Fond Européen de Défense. Sur le papier, l’UE développait donc déjà des attributs qui l’ont faite évoluer vers une autre forme de puissance depuis la fin de la guerre froide (d’aucuns parlent de puissance distinctive ; Biscop et Coelmont, 2013 ; Biscop, 2018). L’agression militaire de l’Ukraine par la Russie est ainsi venue porter une emphase sur cette question, en ouvrant la voie à des avancées en matière de défense européenne et de réflexion stratégique.

Vers une nouvelle forme d’« expectations-capabilities » gap ?

Le contexte de la guerre en Ukraine a ouvert la voie à des avancées notables en matière de défense et de réflexion stratégique européennes. En effet, pour la première fois de son histoire, l’UE a financé la livraison d’armes de guerre à un pays en conflit par le biais d’un instrument créé au printemps 2021 : la Facilité Européenne pour la paix. Créé au départ avec l’objectif de renforcer les capacités militaires d’Etats tiers, dans le prolongement de missions européennes telles que celles déployées en Afrique (Mali notamment) ou dans les Balkans, cet instrument a pour sa première mise en œuvre symbolisé une forme de révolution culturelle au sein de l’UE, poussant ses membres les plus réticents tels que l’Allemagne à bousculer leurs habitudes et faire entériner par le Bundestag l’envoi d’armes et de matériels militaires à Kiev.

De même, la situation ukrainienne est venue mettre une emphase particulière sur la réflexion stratégique en cours entre les Etats-membres et qui a pris la forme de la Boussole stratégique européenne publiée fin mars 2022. Le texte de cette boussole a du prendre acte du nouveau contexte stratégique qui s’était ouvert sur le continent européen afin de donner à l’UE des lignes directives en matière de défense et de stratégie pour les années à venir. Ainsi la boussole consacre-t-elle l’idée de mettre sur pied une capacité de réaction rapide de 5000 hommes, ou d’investir davantage et de façon plus coordonnées dans les industries de défense.

Le rythme des réflexions sur la façon de faire progresser la défense européenne s’est aussi très nettement accéléré, cette thématique s’invitant à chaque réunion (formelle ou informelle) du Conseil européen depuis février 2022, en parallèle des réunions des Ministres européens de la défense ou du Comité Militaire de l’UE, et des très nombreux échanges bilatéraux et multilatéraux sur le sujet entre capitales européennes. Le Danemark traditionnellement circonspect à l’égard de la politique européenne de défense à laquelle il avait refusé de participé a également mis fin à sa clause d’exemption pour rejoindre le mouvement. Enfin, la Commission européenne, qui s’était intitulée « géopolitique » lors de son intronisation en 2019 sous l’égide de sa présidence, Ursula von der Leyen, a elle aussi montré un activisme politique certain depuis le début de la guerre en Ukraine. La situation ukrainienne semble bien avoir réveillé une UE endormie sur le plan stratégique.

Pour autant, ce retour de la réflexion stratégique, et plus largement du questionnement sur la nature de la puissance européenne, sur la table des négociations à Bruxelles ne doit pas conduire à une nouvelle déception qui serait à nouveau provoquée par des attentes importantes et des résultats concrets en-deçà de celles-ci. Si la nouvelle boussole stratégique par exemple vient démontrer une volonté européenne de saisir le moment, elle ne se démarque pas vraiment par son ambition tant au niveau des capacités militaires envisagées, qu’au niveau du fonctionnement de la défense européenne. Par exemple, l’objectif de mise en place d’une capacité de réaction rapide de 5000 soldats vient se juxtaposer avec l’instrument militaire précédent, les groupements tactiques, qui sont jusqu’ici restés des unités militaires de papier. Hors la boussole n’indique pas de pistes concrètes pour lever les limites politiques (cavetas) qui ont jusqu’ici empêché le déploiement de ces unités militaires. De même, le document n’envisage pas de refonte du fonctionnement institutionnel de la PSDC à l’unanimité qui rend pourtant la prise de décision complexe et peut conduire à l’inaction (l’exemple qui vient en tête d’emblée est l’absence de possibilité de monter une mission militaire européenne dans le contexte de la crise libyenne du fait du refus de l’Allemagne ; Göler Jopp, 2011).

Conclusion

Si la guerre en Ukraine a relancé les débats européens autour de la défense européenne, et de façon connexe la nature de la puissance européenne avec l’adoption de nombreux trains de sanctions à l’encontre de Moscou, elle n’a pas pour autant transformé l’UE en puissance militaire capables d’agir de façon autonome. Si l’UE apporte une contribution importante aux combattants ukrainiens, celle-ci ne saurait dissimuler la primauté militaire de l’OTAN qui reste l’organisation en première ligne dans la gestion de la sécurité du continent européen, comme viennent le démontrer les adhésions récentes de la Suède et de la Finlande à celle-ci.

Bibliographie/Références

Biscop, S., & Coelmont, J. (2013). Europe, strategy and armed forces: the making of a distinctive power. Routledge.

Biscop, S. (2018). European strategy in the 21st century: new future for old power. Routledge.

Deschaux-Dutard, D. (2020). How do Crises Fuel European Defence Policy?: A Comparative Analysis of the Birth and Relaunch of European Defence using the Multiple Stream Framework. European Review of International Studies, 7(1), 52-80.

Deschaux-Dutard, D. (2022a). « Guerre en Ukraine : vers une défense européenne ? », The Conversation, https://theconversation.com/guerre-en-ukraine-vers-une-defense-europeenne-178261 (Publié le 2 mars 2022).

Deschaux-Dutard D., Nivet B. (2022b). « Union Europénne : l’heure de la puissance ? », Le Rubicon, https://lerubicon.org/publication/union-europeenne-lheure-de-la-puissance/ (Publié le 8 avril 2022).

Deutsch, K. W. (2015). Political community and the North American area (Vol. 2305). Princeton University Press.

Duchêne, F. (1973). The European Community and the uncertainties of interdependence. In A Nation Writ Large? (pp. 1-21). Palgrave Macmillan, London.

Göler, D., Jopp, M. (2011). L’Allemagne, la Libye et l’Union européenne. Politique étrangère, (2), 417-428.

Hill, C. (1993). “The capability-expectations gap, or conceptualizing Europe’s international role.” Journal of Common Market Studies, 31, 305.

Manners, I. (2011). The European Union’s normative power: critical perspectives and perspectives on the critical. In Normative Power Europe (pp. 226-247). Palgrave Macmillan, London.

Robert Kagan (2002). “Power and Weakness,” Policy Review, No. 113 (June and July 2002).

Moravcsik, A. (2009). Europe: The quiet superpower. French politics, 7(3), 403-422.

Reykers, Y. (2017). EU Battlegroups: High costs, no benefits. Contemporary Security Policy, 38(3), 457-470.

Smith, K. E. (2005). Beyond the civilian power EU debate. Politique européenne, 17(3), 63-82.

 

Pour citer ce document :
Delphine Deschaux-Dutard, "L’UE devient-elle une puissance militaire ?. Policy paper : Le retour de la réflexion stratégique sur la nature de la puissance européenne". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 17.10.2022, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/lue-devient-elle-une-puissance-militaire/