Une jeune fille remplit un bidon d’eau à une borne-fontaine, à Maputo (Mozambique), en 2009. Kate Holt / Africa Practice / Department of Foreign Affairs and Trade – CC BY 4.0.
Des proclamations et des programmes humanistes lancés par l’ONU et ses agences
Chloé Maurel est normalienne, agrégée d’histoire et docteure en histoire contemporaine. Elle est chercheuse associée à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (CNRS/ENS/Université Paris 1).
À l’été 2023, à Mayotte, département français de l’archipel des Comores, les 320 000 habitants souffrent d’un cruel manque d’eau potable, et ce alors que les températures y sont élevées. En effet, les infrastructures présentes à Mayotte, défaillantes, sont capables de produire 30 000 m³ d’eau au maximum, ce qui n’est pas suffisant, les besoins en eau pour la population de ce département s’élevant à 40 000 m³ par jour. Cette situation dramatique met en exergue l’importance de la notion de « droit à l’eau ».
Des proclamations et des programmes humanistes lancés par l’ONU et ses agences
En mars 2023, l’ONU a organisé une conférence mondiale sur l’eau, centrée sur l’eau douce. Elle s’appuie sur la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU adoptée le 28 juillet 2010, qui reconnaît pour la première fois « le droit à l’eau potable et à l’assainissement sûrs et propres comme un droit de l’homme essentiel à la pleine jouissance de la vie et du droit à l’exercice de tous les droits de l’homme ». En effet, l’eau, ressource présente naturellement sur Terre, n’est pas une marchandise fabriquée par l’homme, de plus elle est d’importance vitale pour les humains, donc il apparaît justifié qu’elle soit considérée comme un bien public mondial.
À l’heure du réchauffement climatique, cette ressource vitale qu’est « l’or bleu » se révèle particulièrement cruciale. Quelques chiffres illustrent son caractère primordial, et mettent en évidence les conséquences dramatiques du manque d’eau : 2,2 milliards de personnes n’ont pas accès à des services d’eau potable gérés de manière sûre, et sont contraintes de boire de l’eau contaminée. Plus de la moitié de la population mondiale, soit 4,2 milliards de personnes, manque de services d’assainissement gérés de manière sûre. 297 000 enfants de moins de cinq ans meurent chaque année de maladies diarrhéiques causées par l’insalubrité de l’eau. Près de 90 % des catastrophes naturelles sont liées à l’eau (inondations, cyclones, tornades, sécheresses…), 80 % des eaux usées dans le monde sont rejetées dans l’environnement sans traitement. L’ONU prend la mesure de la situation actuelle, déplorable, comptabilisant que, au total, chaque année, plus de 842 000 personnes dans les pays à revenu faible ou intermédiaire meurent à cause du manque d’eau. Corollairement, la pollution affecte dramatiquement l’eau sur Terre : un « continent de plastique » flotte sur le Pacifique, et, à l’été 2023, le Japon commence à rejeter les eaux contaminées dues à la catastrophe de Fukushima dans la mer…
Cette résolution onusienne de 2010, qui affirme le droit à l’eau de tous les êtres humains, est donc particulièrement importante. Ce texte chiffre ce droit à entre 50 et 100 litres d’eau par personne et par jour, pour un coût qui doit être abordable, soit inférieur à 3 % du revenu de la famille. Il précise aussi que chaque famille doit pouvoir trouver une source d’eau à moins de 1 km de chez elle et le temps de collecte de cette eau ne doit pas dépasser 30 minutes.
Cinq ans plus tard, parmi les 17 « Objectifs de développement durable » (ODD) proclamés par l’ONU en 2015, l’objectif n° 6 vise à garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau.
Historiquement, l’action de l’ONU et de ses agences sur la question de l’eau avait déjà commencé dans les années 1970, période de l’émergence des préoccupations écologistes et environnementales, avec la Conférence des Nations unies sur l’eau en 1977, suivie par la Décennie internationale sur l’eau et l’environnement, lancée en 1992, l’année du Sommet de la Terre à Rio. L’UNESCO avait même été pionnière, lançant dès les années 1950 des programmes de recherche sur les « zones arides » et les « zones humides », puis créant la Commission océanographique internationale (COI) et lançant un Programme hydrologique international. En effet, son premier Directeur général, Julian Huxley (de 1946 à 1948) était un scientifique, très préoccupé par la préservation de la nature.
L’action de l’ONU passe aussi par une sensibilisation de la population mondiale à ces questions, à travers la « Journée mondiale de l’eau », chaque 22 mars, et la « Décennie internationale d’action de l’ONU sur l’eau » (2018-2028).
Le secteur privé à la manœuvre pour défendre ses intérêts financiers, avec pour résultat une marchandisation croissante de l’eau
Cependant, derrière ces belles paroles, se cache une pénétration croissante de l’ONU par les intérêts du secteur privé, qu’on peut lire en filigrane dans les rapports onusiens sur l’eau, comme le rapport 2021 intitulé « La valeur de l’eau ». En effet, l’eau attise les convoitises des grandes entreprises multinationales.
Comme l’analyse l’économiste hétérodoxe Sylvain Leder, en réalité, « en 1992, lors de la Conférence des Nations unies sur l’eau à Dublin […] pour la première fois cette ressource a été officiellement reconnue internationalement comme un bien économique ». Ainsi, s’est alors mise en place une véritable « oligarchie mondiale de l’eau », selon les termes de l’économiste et politiste Riccardo Petrella, une oligarchie qui, comme l’explique S. Leder, a « à sa tête la Banque mondiale, à l’origine de la création en 1996 du Conseil mondial de l’eau, dirigé à l’époque par de hauts cadres de multinationales comme Suez et Vivendi (devenu Veolia) et dont le siège est installé à Marseille. Ce Conseil a pour mission de définir une vision mondiale de cette ressource dans un cadre libéral. La dimension opérationnelle est assurée par le Partenariat mondial de l’eau, créé la même année pour favoriser les partenariats public-privé ». Ainsi, les grandes multinationales ont créé des lobbies qui interviennent au sein de l’ONU pour défendre leurs intérêts dans un esprit néo-libéral et prédateur.
Bientôt des « guerres de l’eau » ?
Comme l’analyse Akram Belkaïd, la planète est aujourd’hui en proie à des tensions liées à l’enjeu de la mainmise sur l’eau, qui pourraient mener à des « guerres de l’eau ». Par exemple, l’Égypte envisage « l’usage de la force, notamment aérienne, contre le grand barrage de la Renaissance que construit l’Éthiopie sur le cours du Nil bleu ». Au sein des Etats aussi, l’eau donne lieu à des conflits et tensions qui se soldent parfois par des affrontements violents, de la Colombie à l’Afrique du Sud, en passant par la France, où, le 25 mars 2023, plus de 200 personnes ont été blessées dans les affrontements avec les forces de l’ordre lors des manifestations contre les méga-bassines à Sainte-Soline.
Mettre fin aux lobbies du secteur privé qui gangrènent l’ONU
La conférence mondiale sur l’eau organisée par l’ONU en mars 2023, qui a réuni les représentants de 150 Etats ainsi que des ONG, est importante, car, comme l’écrit Akram Belkaïd, « contrairement aux océans, qui font l’objet d’un accord mondial de protection, adopté aussi en mars, l’eau douce (…) ne bénéficie d’aucun texte majeur encadrant à la fois son usage, son partage et sa préservation ». Mais les multinationales de l’eau, de Suez à Veolia en passant par American Water, Thames Water et Sabesp, sont à la manœuvre à l’ONU, pour influencer les discussions et l’orientation des textes adoptés. En effet, ces multinationales pénètrent tous les rouages de l’ONU par leurs lobbies très actifs, en contrôlant des pseudos-ONG qui y ont droit de cité et de parole.
C’est depuis les années 2000, sous le mandat du Ghanéen Kofi Annan, que date cette fâcheuse pénétration du secteur privé dans les arcanes de l’ONU. Ce Secrétaire général avait en effet fait en sorte d’associer les multinationales aux débats des Nations unies, à travers le « Pacte mondial » (Global Compact) qu’il avait mis en place.
En fin de compte, l’eau douce, qui représente un marché de plus de 600 milliards d’euros, est au cœur des enjeux économiques du XXIe siècle, et au sein de l’organisation internationale, on observe un tiraillement entre les impératifs humanistes du « droit à l’eau », et la logique du profit prédateur et de la marchandisation de toutes les ressources naturelles.
Il incombe donc à l’ONU de se libérer des intérêts du secteur privé, et d’affirmer haut et fort la logique du droit à l’eau, dans l’esprit des « droits économiques et sociaux », qui avaient été proclamés dès 1966 en son sein.
Chloé Maurel, "L’ONU et la question du « droit à l’eau ». Des proclamations et des programmes humanistes lancés par l’ONU et ses agences". Décryptage de l'actualité [en ligne], 26.09.2023, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/lonu-et-la-question-du-droit-a-leau/