Publication - OI

Logiques du rétrécissement politique

Technopopulism & Why International Organizations Hate Politics
LE 03.05.2022

Couvertures des ouvrages: Accetti C. et Bickerton C. (2021) Technopopulism: The New Logic of Democratic Politics. Oxford. Oxford University Press. & Louis M. et Mertens L. (2021) Depoliticizing the World: Why International Organizations Hate Politics. New York. Routledge.

Lecture croisée de "Technopopulism" et "Why international organizations hate politics"

Salih Bora

Salih Bora est doctorant à Sciences Po Paris (CERI)

Accetti C. et Bickerton C. (2021) Technopopulism: The New Logic of Democratic Politics. Oxford. Oxford University Press.

Louis M. et Mertens L. (2021) Depoliticizing the World: Why International Organizations Hate Politics. New York. Routledge.

Technopopulism: The New Logic of Democratic Politics (Accetti et Bickerton, Oxford University Press, 2021) et  Why International Organizations Hate Politics: Depoliticizing the World (Louis and Maertens, Routledge, 2021) sont deux ouvrages qui, au premier abord, peuvent sembler très différents. Je chercherais cependant à montrer qu’ils traitent de deux aspects différents du même phénomène : le rétrécissement du champ politique. Par champ politique, j’entends un espace de délibération sur le bien commun. Si le lien entre celui-ci et le multilatéralisme est au centre de l’ouvrage de Louis et Maertens, il occupe une place plus indirecte (mais essentielle) pour Accetti et Bickerton. Une lecture croisée de Technopopulism et Why International Organizations Hate Politics laisse entrevoir une tension entre la démocratie libérale en tant que régime et le multilatéralisme en tant que pratique. Dans cette lecture croisée, je chercherais d’abord à synthétiser les travaux en question (I). Par la suite, j’explorerais l’hypothèse que non seulement la dépolitisation des organisations internationales et le technopopulisme relèvent du même phénomène mais qu’ils entretiennent un lien causal (II).

I) La dépolitisation dans les organisations internationales et le technopopulisme : de quoi s’agit-t-il ? 

Tout d’abord, il convient de préciser que ces deux processus ont le point commun d’être des logiques, c’est-à-dire des « structures d’opportunité » qui favorisent certaines pratiques plutôt que d’autres. Louis et Maertens (2021: 14) expliquent que le choix méthodologique d’étudier un phénomène comme une logique implique le postulat que « les acteurs, institutions ou un champ entier s’appuient sur une manière spécifique de raisonner, fonctionner et d’ordonner les choses ». Il n’est donc pas question d’une volonté délibérée de certains acteurs d’instaurer le technopopulisme ou la dépolitisation. Une constellation complexe de circonstances font que les acteurs agissent selon ces schémas. Il est plus pertinent, selon les auteurs, de restituer les origines des logiques de technopopulisme ou de dépolitisation plutôt que d’en chercher une cause unique. Accetti et Bickerton (2021: 143) imputent le technopopulisme à une crise générale de la « modernité organisée » qui perdure depuis les années 1970. Louis et Maertens (2021: 116) définissent une temporalité plus longue et remontent à la genèse même des organisations internationales dans la seconde moitié du XIXe siècle.

L’ouvrage de Louis et Maertens montre que la dépolitisation est consubstantielle à ces organisations dès leur origine. À l’époque de la première mondialisation, les sociétés européennes devenaient de plus en plus interdépendantes notamment à travers le commerce. Les fondateurs et membres des premières organisations internationales, telle que l’Union Internationale du Télégraphe fondée en 1865, présentent leurs activités comme des nécessités « techniques » qui sont intrinsèquement différentes des activités « politiques » qui relèvent des États. Il s’agit sans doute d’une stratégie pour contourner le principe sacrosaint de souveraineté et d’obtenir le soutien ou au moins l’accord tacite de ces derniers. Distinct et au moins en partie autonome envers les États, le champ des organisations internationales va voir une expansion spectaculaire durant le XXe siècle. Dès l’entre-deux-guerres, les « idées technocratiques » vont se consolider au sein de ce champ et persistent jusqu’à nos jours (Louis et Mertens 2021: 46).

Le fonctionnalisme de David Mitrany est une illustration exemplaire de l’ethos des organisations internationales. Ainsi, « la focalisation sur les besoins au lieu des idées politiques, principes moraux ou des intérêts nationaux est présenté comme essentiel pour le bon déroulement de la coopération internationale ». Les « gens » (« the people ») sont présentés comme le plus important bénéficiaire de l’expertise technocratique des organisations internationales (Louis et Maertens 2021: 112). Ces « gens » sont construits comme des sujets apolitiques qui souhaitent que l’on réponde à leurs besoins plutôt que de « faire de la politique ». Par conséquent, les organisations internationales se conçoivent et se présentent comme des entités plus légitimes que les États parce qu’ils sont motivés par la volonté de résoudre des problèmes par une expertise solide et surtout politiquement neutre. 

Les « bons » sont les techniciens qui font des choses concrètes tandis que les « mauvais » sont les politiciens et diplomates qui se nourrissent du conflit (Louis et Maertens 2021: 124). Les stratégies de dépolitisation des organisations internationales visent à faire vivre cette dichotomie. Parmi les exemples étudiés par Louis et Maertens, on retrouve notamment la revendication de neutralité et l’évitement de responsabilité. Dans le premier cas, les organisations internationales utilisent des outils comme la quantification afin d’asseoir leur statut d’experts impartiaux (Louis et Maertens 2021: 38). Dans le second cas, elles se représentent comme impuissantes contre les velléités d’autres acteurs et maintiennent leur immunité morale tout en perpétuant les relations de pouvoir existantes (Louis et Maertens 2021: 175). 

Si la dépolitisation dans les organisations internationales et le technopopulisme décrit par Accetti et Bickerton présentent des similarités importantes, il s’agit bien de deux logiques distinctes. Il convient de préciser que les auteurs ne considèrent ni la technocratie, ni le populisme comme des formes de dépolitisation (Accetti et Bickerton 2021: 30). Il s’agit plutôt d’une nouvelle manière de faire de la politique. Le point commun de la technocratie et du populisme est de prétendre un « accès direct au bien commun » (« unmediated access to the common good »). Pour le premier, il s’agit d’une « vérité » politique objective tandis que pour le deuxième il est question d’une « volonté populaire » supposée unique et monolithique (Accetti et Bickerton 2021: 10). Par ailleurs, il est important de souligner que les deux conceptions sont dans une forme de symbiose plutôt que d’être opposés. Les suggestions de trouver un « juste milieu » entre les deux ne trouveront donc pas d’issue. Les différentes formations politiques étudiés par les auteurs sont, dans l’ordre chronologique, le New Labour, le mouvement Cinq Étoiles en Italie, Podemos en Espagne et En Marche! en France. Dans chaque cas, les acteurs en question vont combiner un appel aux « peuple » avec une prétention à l’expertise. Particulièrement emblématique à cet égard est le slogan de Tony Blair, « ce qui est important est ce qui marche » (Accetti et Bickerton 2021: 45). D’une part, Blair souligne qu’il a pour but de « servir les  gens ». D’autre part, cette volonté de « servir les gens » se légitime par la prétention d’être plus compétent que ses adversaires. par le fait d’être « moins idéologique ».

Le contraste avec les partis politiques des Trente Glorieuses est frappant dans la mesure où ces derniers ne prétendaient pas représenter le « peuple » ou la « vérité » dans son ensemble. A cette époque il était tacitement admis que chaque parti représentaient les intérêts de sa base électorale (cristallisé par un regard idéologique sur le monde) sans nécessairement prétendre que celui-ci était le bien commun pour l’ensemble de la société. Les auteurs évoquent notamment les partis communistes, sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates. Si Accetti et Bickerton (2021: 180 ) avertissent contre une nostalgie insensée des Trente Glorieuses, ils soulignent « la nécessité de faire revivre une conception de la politique comme une compétition entre plusieurs groupes sociaux en conflit et qui défendent des buts politiques substantiellement différents ». Selon Accetti et Bickerton (2021: 8), le technopopulisme et son manque de substance politique ont pu émerger parce que « les désaccords fondamentaux sur la manière dont la société doit être organisé ont été marginalisés ». Ainsi, le rétrécissement de l’horizon idéologique a condamné les démocraties occidentales à une confrontation violente et démagogique mais qui, en fin de compte, ne présente pas une offre politique authentique. 

II) Multilatéralisme et démocratie libérale : une coexistence conflictuelle 

Le principal trait commun entre la dépolitisation des organisations internationales et le technopopulisme est justement un rétrécissement de l’horizon des possibles. Dans les deux cas, les choix politiques dérivent d’un étalon prétendument objectif que celui-ci soit une vérité scientifique, les « besoins des gens » ou une combinaison des deux. Les règles et décisions de la vie commune ont donc la prétention de découler d’un lieu qui se situe au-dessus de l’arène politique, laissant très peu d’espace au déploiement des différents idéaux et modèles sur l’organisation de la société. Au-delà même d’une similarité, Accetti et Bickerton catégorisent la logique des organisations internationales parmi les causes du technopopulisme. D’après les auteurs, les gouvernements nationaux qui n’ont pas pu satisfaire les demandes politiques internes à partir des années 1980 ont vu dans les organisations internationales une nouvelle source de légitimité ce qui a contribué à les distancier encore davantage de leurs sociétés. Dans de nombreux cas, comme en Italie lors des années 1990, de grandes sacrifices seront demandés aux sociétés nationales afin de se conformer à des standards internationaux (Accetti et Bickerton 2021: 119). 

Si ce livre consacre uniquement quelques pages à développer le lien entre multilatéralisme et technopopulisme, c’est parce que les auteurs se réfèrent à plusieurs reprises à un autre ouvrage de Chris Bickerton qui traite exclusivement de cette question. Dans European Integration, Bickerton argumente que la participation d’un État à l’Union européenne est un exemple particulièrement radical (mais pas de nature différente) de la pratique multilatérale où l’État va se métamorphoser. Ainsi, les États-nations deviennent des « États-Membres ». Les gouvernements maintiennent le contrôle sur le processus d’intégration mais se socialisent aux logiques de dépolitisation retrouvées dans les organisations internationales. À propos d’une réunion de l’Eurogroupe qui regroupe les ministres de Finance de la zone euro, Bickerton (2012: 22, 36) révèle que les pratiques rappellent davantage une communauté épistémique qu’un forum intergouvernemental. Il est donc question d’un « profond processus de transformation politique et sociale qui apparaît comme une affaire apolitique et essentiellement technique ». Le trait fondamental de cet idéal-type est que le lien entre l’État et la société est relativisé et devient secondaire vis-à-vis du lien qui unit le gouvernement à la communauté internationale. Les grandes décisions de la vie collective se prennent désormais au-dessus de la politique nationale et sous l’apparence de la technicité. Il convient de préciser que les pratiques de dépolitisation ne constituent pas un processus qui a une finalité anti-démocratique (Louis et Maertens 2021: 192). Cependant cet effet semble se produire dans l’interaction avec les processus internes des démocraties libérales. 

Ce qui a légitimé ces démocraties libérales en Europe de l’Ouest pendant les Trente Glorieuses avait été l’extension du champ politique vers de nombreux nouveaux domaines. L’influence de la délibération sur la vie économique était sans précédent. Pour la première fois dans l’histoire moderne, les grands choix économiques étaient l’objet d’un débat démocratique (avec la participation de l’ensemble des citoyens) où des visions antagonistes de la justice et du progrès s’affrontaient de manière non-violente. L’interdépendance des économies nationales a fait que ce débat est devenu impuissant tandis que les praticiens du multilatéralisme n’ont pas pu (ou n’ont jamais véritablement cherché) à refonder la démocratie au niveau supranational. Les citoyens sont donc confrontés à une stituaiton où les grands choix distributifs (l’austérité, la relance, la transition écologique…) se font lors des sommets intergouvernementaux et/ou sont imposés par des entités qui se revendiquent apolitiques. La participation politique se trouve vidée de sa substance et, par conséquent, les logiques technopopulistes montent en puissance. À défaut d’un équivalent français de cette distinction, on pourrait dire que la pratique contemporaine du multilatéralisme a contribué à façonner un monde où il n’existe plus de lien apparent entre « policy » et « politics ». D’une part, les gouvernements et experts internationaux délibèrent dans une prétendue neutralité. D’autre part, la politique intérieure devient de plus en plus violent mais reste profondément impuissant pour changer quoi que ce soit. La lecture croisée des deux ouvrages mène donc vers une vision pessimiste de l’interaction entre les organisations internationales et la démocratie libérale en tant que régime politique.

Bibliographie/Références

Accetti C. and Bickerton C. (2021) Technopopulism: The New Logic of Democratic Politics. Oxford. Oxford University Press.

Bickerton C. (2012) European Integration: From Nation States to Member States. Oxford. Oxford University Press. 

Louis M. and Mertens L. (2021) Depoliticizing the World: Why International Organizations Hate Politics. New York. Routledge.

Pour citer ce document :
Salih Bora, "Logiques du rétrécissement politique. Lecture croisée de "Technopopulism" et "Why international organizations hate politics"". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 03.05.2022, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/logiques-du-retrecissement-politique/