OECD word cloud, © ricochet64 / Shutterstock.
Quel dispositif d’enquête pour saisir l’internationalisation des politiques scientifiques ?
Cécile Crespy est Professeure des universités à Sciences Po Toulouse (LaSSP), Université de Toulouse et Institut Universitaire de France ; membre du Groupement de Recherche sur l’Action Multilatérale (GRAM/CNRS)
A partir d’une enquête en cours sur l’OCDE (organisation pour la coopération et le développement économique) comme espace d’internationalisation des politiques scientifiques, ce texte précise les attendus d’une approche prosopographique pour saisir qui sont les experts qui façonnent les cadres cognitifs de ces politiques. Ce faisant, l’analyse contribuera à une meilleure compréhension des experts et de la production de l’expertise au sein d’une organisation internationale.
Alors qu’elle a plus de soixante ans d’existence, l’OCDE (organisation pour la coopération et le développement économique) a longtemps fait figure d’une organisation internationale méconnue. Loin d’être absente toutefois des ouvrages consacrés aux organisations internationales (OI), des chantiers de recherche conséquents ont été entamés ces dernières années[1] Ces travaux ont porté soit sur l’OCDE de manière globale, soit sur des domaines d’intervention plus précis.. En particulier le programme History project of OECD (notamment Leimgruber et Schmelzer, 2017) a permis de mieux saisir à la fois la genèse et les évolutions de cette organisation, marquée de l’empreinte de la Guerre Froide.
Organisation internationale à vocation économique, l’OCDE a connu, comme d’autres OI, un mouvement d’extension de ses domaines d’intervention (Dolowitz et al., 2020). Pour ce qui est de la science, il ne s’agit pas toutefois d’un investissement spécifique à la période la plus contemporaine. Dès la fin des années 1950, l’OECE (organisation européenne de coopération économique) dont l’OCDE a pris la suite en 1961 s’est préoccupée des questions scientifiques dans un contexte de conquête spatiale après le choc Spoutnik.
Archétype de l’organisation qui produit des mesures de soft law, l’OCDE apparaît comme une organisation de programme qui facilite l’harmonisation des comportements (Rittberger et al., 2019) à travers normes, règles et idées. En matière de politique scientifique, l’OCDE contribue en effet à produire des références, cadres cognitifs, en plus des indicateurs statistiques et des évaluations à travers les revues nationales de politiques scientifiques. Contrairement à l’Union européenne, elle ne finance pas de programmes de recherche[2] Sauf à de très rares exceptions qui relèvent bien souvent d’autres domaines que la science.
Comment dès lors rendre compte de cette fabrique internationale/transnationale des politiques scientifiques par / dans le cadre de l’OCDE ? En particulier comment appréhender ceux qui contribuent à les façonner, fonctionnaires internationaux et experts ? Dès lors, quel dispositif méthodologique mettre en œuvre pour saisir ces groupes d’acteurs ?
L’interrogation sur les méthodes d’enquête à l’international a montré une diversité des approches susceptibles d’être mobilisées (Devin, 2016 ; Siméant, 2015). La méthode prosopographique (ou biographie collective) qui a été utilisée dans l’analyse des élites, en particulier des élites scientifiques (Charle, 1985), peut contribuer à enrichir l’analyse comme le montre l’attention portée aux secrétaires généraux des OI (cf. le IO-Bio project https://www.ru.nl/politicologie/io-bio/io-bio-biographical-dictionary-sgs-ios/), et au-delà au leadership dans les OI (Petiteville, 2021). Ici, il s’agit de s’intéresser à des élites plutôt intermédiaires (Drach, 2016), l’objectif étant de mieux saisir comment elles contribuent à produire ces politiques. Cela a trois implications :
1/ Déconstruire l’OCDE comme une entité globale.
Être attentifs aux acteurs implique de reconstituer les rouages de l’action internationale, en particulier à la fois au niveau du secrétariat et des comités. Il s’agit de s’intéresser aussi bien à la direction en charge des affaires scientifiques[3]Direction des affaires scientifiques, elle devient DSTI en 1974 et en 2014 le I désigne innovation. que du comité en charge des politiques scientifiques et technologiques (CSTP).
2/ Analyser les trajectoires professionnelles des experts des politiques scientifiques.
Si les agents en poste auprès de la direction relèvent classiquement d’une bureaucratie internationale (direction, direction adjointe, chefs de division), le CSTP constitue un espace intermédiaire entre les Etats et l’OCDE. Ses membres sont nommés par les Etats. S’intéresser aux postes de direction au niveau de ce comité (présidence / vice-présidence) permet finalement de mieux saisir l’intrication entre le national et l’international. Les membres du CSTP continuent à exercer leur mission dans leur pays, généralement en ministère ou dans des agences, et siègent également en tant que membre du comité.
Centrer l’analyse sur le bureau est rendu possible grâce aux archives et aux entretiens qui permettent de mieux saisir comment s’opère le travail au quotidien, quels sont les enjeux de pouvoir et le rôle essentiel joué par le bureau.
En analysant la trajectoire de ses membres, l’objectif est d’identifier leur profil (notamment y a-t-il une économicisation de la science ?) et leur déroulement de carrière. L’analyse de séquences (Lemercier et Zalc, 2008) qui a pu être mobilisée (Marrisal, 2020) pour mettre en évidence les trajectoires des juges internationaux permettra de saisir qui sont les administrateurs des politiques scientifiques (sont-ils des scientifiques ? des administrateurs de la recherche ? des fonctionnaires en poste dans les ministères ?). Le comité est tout autant un observatoire de qui sont les administrateurs des politiques scientifiques que de la dimension internationale des experts des politiques scientifiques. C’est aussi une autre manière de réinterroger comment les différents pays investissent ces comités.
3/ L’importance des temporalités
Afin d’appréhender les évolutions des politiques scientifiques, mais aussi celles qui ont touché plus largement l’OCDE – l’abandon du keynésianisme et l’adoption du paradigme néo-libéral – le temps long de l’analyse (des années 1970 au début des années 2000) permet de retracer différentes générations des experts des politiques scientifiques et de tester l’hypothèse d’un glissement « des patrons aux managers » (Louvel, 2011) mise en avant dans les politiques scientifiques nationales.
En définitive, une telle analyse permettra d’explorer empiriquement qui sont ces groupes d’acteurs. En allant au-delà de la seule internationalisation de ces experts, il s’agit avant tout de mieux comprendre qui contribue au sein des OI à produire ces savoirs et paradigmes qui, à un moment donné, deviennent dominants et circulent (Kott, 2021) ? S’agit-il de communautés épistémiques, de communauté de pratiques ou d’élites transnationales ? Autant de cadres d’analyse qui peuvent être mobilisés pour rendre compte de l’internationalisation de ces groupes professionnels qui contribuent à la gouvernance globale.
Parce qu’il s’agit d’experts de politiques scientifiques, et pour partie des scientifiques, il serait tentant de conclure que les experts constituent une communauté épistémique. Pourtant, comme a pu le montrer David Cross (2013), une partie des travaux consacrés aux communautés épistémiques a trop souvent limité cette approche aux seuls scientifiques, suivant en cela la définition de Peter Haas (1992). David Cross enrichit le cadre d’analyse proposé vingt ans plus tôt en invitant d’une part, à considérer d’autres groupes que les seuls scientifiques, comme les diplomates, et d’autre part, à prêter davantage attention à leur socialisation et à leurs pratiques professionnelles. En cela, elle invite davantage à un dialogue avec les différents travaux consacrés aux élites dans une perspective transnationale (Henriksen et Seabrooke, 2021), dès lors que celles-ci sont attentives à la carrière et à la trajectoire des individus (notamment entre une lecture bourdieusienne et une sociologie néo-institutionnaliste). Suivant en cela l’invitation d’Henriksen et Seabrooke (2021) à une fertilisation croisée entre les différentes approches des élites, l’enjeu peut être de mieux articuler l’ancrage national des élites tout en étant attentif à la manière dont ces dernières entendent peser sur la production de normes internationales.
L’approche par les communautés de pratiques, si elle accorde moins de place aux trajectoires des acteurs, à leur degré de cohésion ou à leurs caractéristiques communes (Adler, Pouliot, 2011), permet toutefois de prendre en compte les routines et les activités quotidiennes. En cela, elle offre un regard complémentaire en privilégiant des acteurs dans l’exercice de leur mandat.
Ainsi, chacun de ces cadres, à leur manière, donne à voir une facette de ces groupes, leur contribution à l’action publique et pose au-delà la question de leur rapport au pouvoir.
Notes
↑1 | Ces travaux ont porté soit sur l’OCDE de manière globale, soit sur des domaines d’intervention plus précis. |
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↑2 | Sauf à de très rares exceptions qui relèvent bien souvent d’autres domaines que la science |
↑3 | Direction des affaires scientifiques, elle devient DSTI en 1974 et en 2014 le I désigne innovation. |
Adler, E., Pouliot, V. (2011). International practices. International Theory, 3(1), pp.1-36.
Charle, C. (1985). Les professeurs de la Faculté des Lettres de Paris. Dictionnaire biographique 1809-1908, Paris : Éditions du CNRS.
David Cross, M. K. (2013). Re-thinking Epistemic Communities Twenty Years Later”, Review of International Studies, 39(1), pp.137-160.
Drach, A. (2016). Liberté surveillée, Supervision bancaire et globalisation financière au Comité de Bâle, 1974-1988. Thèse d’histoire et civilisation, European University Institute.
Devin, G. (2016). Méthodes de recherche en relations internationales. Paris : Presses de Sciences Po.
Dolowitz, D. et al. (2020). Shaping Policy Agendas. The Micro-Politics of Economic International Organizations, Cheltenham: Edwar Elgar.
Hass, P. (1992). Introduction: epistemic communities and international policy coordination, International Organization, 46(1), pp.1-35.
Henriksen, L. F., Seabrooke, L. (2021). “Elites in transnational policy networks”, Global Networks, 2, pp.217-237.
Kott, S. (2021). Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide, Paris : Seuil.
Leimgruber, M., Schmelzer, M. (eds.), (2017). The OECD and the International Political Economy Since 1948, London: Palgrave Macmillan.
Lemercier, C., Zalc, C. (2008). Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris : La Découverte.
Louvel, S. (2011). Des patrons aux managers. Les laboratoires de la recherche publique depuis les années 1970, Rennes : Presses universitaires des Rennes.
Marissal, A. (2020). Cultures juridiques et internationalisation des élites du droit. Le cas des juges de la Cour internationale de Justice. Droit et société, 2(2), 343-359.
Petiteville, F. (2021). Les organisations internationales, Paris : La Découverte.
Rittberger, V., Zangl, B., Kruck, A., Dijkstra, H. (2019). International organizations, London: Red Globe Press.
Siméant, J. (2015). Guide de l’enquête globale en sciences sociales, Paris : Editions du CNRS.
Cécile Crespy, "L’OCDE comme enjeu de recherche. Quel dispositif d’enquête pour saisir l’internationalisation des politiques scientifiques ?". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 11.05.2022, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/locde-comme-enjeu-de-recherche/