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Les membres élus au Conseil de sécurité

Défis et opportunités de la non-permanence à l’heure de la guerre en Ukraine

Arthur Boutellis

Docteur en science politique de l’Université Panthéon-Assas, Arthur Boutellis est conseiller senior à l’International Peace Institute (IPI), où il a été directeur, et enseigne à l’Université de Columbia de New York et à Sciences Po. Il a travaillé une quinzaine d’années avec les opérations de paix des Nations Unies ainsi qu’en ONG humanitaires. Il est titulaire d’une maîtrise en affaires publiques de l’Université de Princeton, et auditeur de la 72e session de l’IHEDN.

En janvier 2023, cinq nouveaux membres élus ont rejoint le Conseil de sécurité des Nations Unies pour deux ans. Les profils et préoccupations des différents « membres non permanents », comme les nomme la Charte des Nations Unies, sont donc très variés. Et pourtant ces dernières années les dix membres élus (ou « E10 »), qui préfèrent ce terme mettant l’accent sur le fait qu’ils sont mandatés par l’ensemble des membres de l’Assemblée générale pour siéger au Conseil, semblent plus influents, individuellement et collectivement. En 2022, l’ordre du jour de l’ONU a largement été dominé par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sans pour autant que le Conseil ne soit capable de prendre des décisions du fait de la menace du veto Russe. La guerre en Ukraine continuera vraisemblablement de dominer les débats au Conseil en 2023. Dans ce contexte de divisions entre membres permanents du Conseil (ou « P5 »), quel rôle et quel impact peuvent véritablement avoir les membres élus ?

En ce mois de janvier 2023, cinq nouveaux membres élus ont rejoint le Conseil de sécurité des Nations Unies pour deux ans. Il s’agit de l’Équateur, du Japon, de Malte, du Mozambique et de la Suisse. Ils remplacent l’Inde, l’Irlande, le Kenya, le Mexique, et la Norvège, membres élus sortants ayant servi en 2021-2022.

Le Japon qui exerce la présidence tournante du Conseil de sécurité ce mois-ci, est l’État le plus régulièrement élu au Conseil où il siège pour la 12e fois depuis son adhésion aux Nations Unies en 1956. Le Japon fait partie de l’alliance du Groupe des Quatre ou G4 (avec l’Allemagne, le Brésil, et l’Inde) qui se soutiennent mutuellement pour obtenir le statut de membre permanent du Conseil de sécurité.

A l’inverse, la Suisse et le Mozambique sont eux pour la première fois au Conseil. Plus de cinquante des 193 États membres des Nations Unies n’ont d’ailleurs jamais été élu au Conseil. La candidature de la Suisse, qui n’a rejoint l’ONU qu’en 2002, avait d’ailleurs fait l’objet de consultations approfondies au sein de son Parlement national qui avait conclu qu’un siège non-permanent au Conseil était compatible avec la neutralité helvétique.

Les profils et préoccupations des différents « membres non permanents », comme les nomme la Charte des Nations Unies, sont donc très variés. Et pourtant ces dernières années les dix membres élus (ou « E10 »), qui préfèrent ce terme mettant l’accent sur le fait qu’ils sont mandatés par l’ensemble des membres de l’Assemblée générale pour siéger au Conseil, semblent plus influents, individuellement et collectivement.

En 2022, l’ordre du jour de l’ONU a largement été dominé par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sans pour autant que le Conseil ne soit capable de prendre des décisions du fait de la menace du veto Russe. La guerre en Ukraine continuera vraisemblablement de dominer les débats au Conseil en 2023. Dans ce contexte de divisions entre membres permanents du Conseil (ou « P5 »), quel rôle et quel impact peuvent véritablement avoir les membres élus ?

La montée en puissance du E10 ces dernières années

Historiquement, Il y a eu des périodes où les membres non permanents du Conseil ont été actifs, notamment pendant la guerre froide (les membres du mouvement des non-alignés, en particulier, rédigeaient des produits[1]Les décisions du Conseil de sécurité sont publiées dans des documents officiels tels que des résolutions, des déclarations présidentielles, des notes du président, des lettres du président, … Continue reading) et au début des années 1990. Mais l’espace pour de telles contributions s’est réduit dans les années 2000, en partie en raison de l’émergence d’un système de « plume » [2]Le système de « plume » est défini comme « l’arrangement assoupli par lequel un ou plusieurs membres (dans des fonctions de « rédacteur ») entament et président le processus informel de … Continue reading depuis dominé par le « P3 », à savoir les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni qui rédigent en pratique la majorité des produits du Conseil.

L’émergence du E10 en tant que coalition plus cohérente au Conseil de sécurité est récente. Depuis 2017, à l’initiative de la Suède, des réunions mensuelles de coordination E10 ont lieu au niveau des représentants permanents et des coordinateurs politiques des missions permanentes auprès de l’ONU (voir photo); et depuis 2018, un dialogue annuel est organisé entre ses membres et les cinq nouveaux membres élus (le « Dialogue E10-I5 ») pour préparer ces derniers à prendre la relève.

Le secrétaire général António Guterres, qui déjeunait déjà chaque mois avec les ambassadeurs du P5 et avec l’ensemble du Conseil de sécurité, a désormais également un déjeuner mensuel avec les ambassadeurs du E10. Il a lui-même qualifié le E10 de “sixième veto”, faisant référence au fait que toute décision du Conseil nécessite un vote affirmatif d’au moins neuf membres, ce qui signifie que le E10 peut bloquer une résolution s’il vote en bloc.

Cette nouvelle dynamique E10 a été d’une certaine manière portée par les divisions du P5 dans le contexte de la crise Syrienne. Beaucoup voient ainsi l’impulsion initiale du E10 dans la résolution du Conseil de sécurité corédigée par l’Australie et le Luxembourg en 2014 qui permet depuis de fournir une aide humanitaire transfrontalière à la Syrie. Les membres élus successifs se sont depuis relayés et « passé le relais » pour conserver la plume mais également un front uni E10 dont les membres maintiennent une position commune, négocient et votent donc en bloc de manière unanime; et le 9 janvier 2023, le Conseil a prolongé à l’unanimité ce mandat avec la Suisse et le Brésil dans le rôle de co-plumes succédant à l’Irlande et la Norvège.

Malgré des niveaux d’engagement variables des membres élus sur les initiatives collectives portées par le E10, et le fait que les P5 bénéficient de leur permanence et droit de veto et de relations privilégiées avec certains membres du E10, les membres élus arrivent aujourd’hui à influencer en partie le travail du Conseil, y compris ses méthodes de travail, ainsi que certaines questions thématiques et dossiers pays spécifiques.

Les membres du E10 se sont battus en 2018 pour un partage plus équitable du travail lié à la présidence des organes subsidiaires, notamment les comités de sanctions. Il y a aujourd’hui un processus de consultation informelle alors qu’avant 2016 les P5 désignaient simplement les nouveaux membres élus à ces postes. Depuis 2019 certains P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France) ont également commencé à partager la plume avec certains membres élus sur certains dossiers. En 2021, le Mexique s’est par exemple imposé comme co-plume avec les Etats-Unis sur Haïti, avec le Royaume-Uni sur la Colombie, et avec la France sur les sanctions au Mali.

Et bien que le P3 conserve la plume sur la plupart des dossiers, certaines questions sont maintenant « réservées » à la plume de membres élus telle que la situation humanitaire en Syrie, l’Afghanistan, la Guinée-Bissau, l’Afrique de l’Ouest et le Sahel, et la question des attaques contre les installations médicales et le personnel sanitaire dans les situations de conflit. Les trois membres élus africains au Conseil (ou « A3 ») sont également devenus incontournables sur les dossiers africains.

Le E10 pèse également de plus en plus sur les questions thématiques telles que les enfants et les conflits armés (dont la France est à l’origine), la prévention et la résolution des conflits en Afrique, la consolidation de la paix, la coopération avec les organisations régionales, les opérations de maintien de la paix, les femmes (WPS), la jeunesse (YPS), la cybersécurité, et la question du lien entre climat et sécurité, même si cette dernière n’est pas formellement à l’agenda du Conseil.

La dynamique E10 a donc atteint aujourd’hui un niveau de maturité, par une coordination renforcée et des alliances stratégiques. Mais l’efficacité de cette dynamique E10 et de la relation E10-P5 continue néanmoins de dépendre de la composition, de la cohésion et du leadership des E10 selon les années, ainsi que des opportunités de travailler ensemble selon les enjeux. En 2022, la présence de deux puissances régionales, l’Inde et le Brésil, aspirant à devenir membres permanents du Conseil, et l’invasion de l’Ukraine par l’un des P5, ont ainsi mis cette cohésion du E10 à rude épreuve.

S’imposer dans un Conseil divisé mais pas paralysé

Les membres permanents du Conseil de sécurité sont très divisés depuis au moins le début du conflit en Syrie en 2011. Cette guerre a amené la Russie à faire usage de son veto une quinzaine de fois. Les bombardements de l’OTAN en Libye suite à la Résolution 1973 (2011), l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, les tentatives d’ingérence dans les élections présidentielles américaines de 2016, et l’empoisonnement en 2018 de Sergueï Skripal (ancien agent de renseignement militaire russe puis espion britannique) sur le sol britannique sont autant de dossiers qui ont tendu les relations entre membres du P5.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 23 février 2022 en violation de l’article 2 de la Charte des Nations Unies est toutefois la crise la plus importante qu’a connu le Conseil depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, sans l’aval du Conseil de sécurité. Le Conseil est à nouveau incapable de condamner unanimement l’invasion de l’Ukraine par la Russie (puisque qu’elle possède un droit de véto lui permettant de bloquer toute résolution qui ne lui est pas favorable) et la pertinence et la légitimité du Conseil dans ce contexte sont d’autant plus remises en cause.

Moscou et Kiev ont d’ailleurs utilisé les Nations Unies comme tribune pour présenter leurs versions respectives des évènements. La Russie a notamment convoqué à plusieurs reprises des réunions du Conseil de sécurité sur l’existence présumée de laboratoires américains de guerre biologique en Ukraine, une théorie du complot qui ne trouvera pas de véritable écho. La Russie utilise aussi depuis des années le format Arria de réunions informelles du Conseil pour promouvoir son narratif sur la Syrie et l’Ukraine.

Malgré cela, et contrairement à ce qui peut se lire dans beaucoup de médias, le Conseil de sécurité n’est pas complètement paralysé. Malgré les désaccords profonds entre le P3 et la Russie sur l’Ukraine et la Syrie, les membres du P5 n’ont pas intérêt à empêcher le fonctionnement normal de l’organisation complètement dysfonctionnelle qui ne servirait pas leurs intérêts, et continuent donc de coopérer sur la plupart des autres dossiers à l’ordre du jour du Conseil.

Le fait que le Conseil de sécurité a continué à approuver des résolutions prolongeant des opérations de paix, dont la Mission en Afghanistan (MANUA) en mars 2022, suggère que la Russie et le P3 occidental sont prêts à continuer de “compartimenter” les dossier sur lesquels aucun compromis ne semble possible. La Norvège, membre élu et plume sur ce dossier, a effectué un travail important de « passerelle » entre le P3 et la Chine, et cette dernière aurait fait un travail de lobbying discret mais efficace auprès de la Russie dans ce sens pour qu’elle ne sabote pas cette résolution (la Russie s’abstiendra mais n’imposera pas son veto). Le mandat de la Mission au Mali (MINUSMA) a également été prorogé d’un an à la fin juin 2022 malgré les abstentions cette fois de la Russie et de la Chine, et en octobre le Conseil a adopté à l’unanimité, une résolution établissant un régime de sanctions pour Haïti.

Comme la crise syrienne, la guerre en Ukraine monopolise le temps et l’énergie des membres du Conseil chaque mois ; mais les opportunités d’engagement pour les membres du E10 sur les questions humanitaires et d’autres ont été pour l’instant limitées. Alors que tous les membres élus reconnaissent l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine, certains ont choisi de s’abstenir sur les textes condamnant la Russie. Comme à l’Assemblée Générale, l’Ukraine a divisé le E10 entre des États clairement alignés sur le camp occidental et des États poursuivant une stratégie de non-alignement ou de multi-alignement [3]Le Conseil de sécurité vote le 27 février 2022, l’organisation – pour la première fois depuis 1997 – d’une session d’urgence de l’Assemblée générale en application de la … Continue reading.

La marge de manœuvre des membres élus est certes limitée mais ils ont démontré qu’ils peuvent parfois efficacement faire front uni (pour renouveler la résolution sur l’aide humanitaire transfrontalière à la Syrie) ou tenter de jouer un rôle discret de « passerelle » entre P3 et P2 sur certains dossiers (MANUA), et proposer des positions de compromis.

Le Mexique et la Norvège ont notamment proposé la seule et unique déclaration présidentielle jamais adoptée sur l’Ukraine le 6 mai 2022, en soutien aux efforts du secrétaire général de l’ONU après son premier voyage à Moscou et à Kiev.  Ce au moment où l’ONU négociait l’évacuation des civils de l’usine d’Azovstal à Marioupol, quelques mois avant l’Initiative céréalière de la mer Noire négociée par les Nations Unies et la Türkiye.

Le E10 joue également un rôle important quand il s’agit de garder l’attention du Conseil sur des enjeux globaux qui vont au-delà de l’Ukraine, tels que les liens entre le climat et de la sécurité par exemple, en continuant d’organiser des réunions en formule Arria, ce malgré le veto Russe de décembre 2021 au projet de résolution porté par le Niger et l’Irlande.

Conclusion

La capacité du E10 à peser sur le travail du Conseil en 2023 et au-delà continuera de dépendre de sa composition, du niveau d’engagement de ses membres derrière des initiatives collectives du E10 et du leadership de certains et de leur volonté et capacité individuelle de prendre des risques pour saisir certaines opportunités malgré les inégalités structurelles persistantes face aux membres du P5.

Ce qui est certains c’est que dans le contexte actuel de divisions profondes et persistantes du P5, les membres élus font face, individuellement et collectivement en tant que E10, à des attentes accrues (et souvent irréalistes) sur leur capacité à assumer un rôle de leadership au sein d’un Conseil de sécurité de plus en plus décrié et pourtant toujours convoité, notamment de la part des membres de l’Assemblée générale des Nations Unies.

Notes

Notes
1 Les décisions du Conseil de sécurité sont publiées dans des documents officiels tels que des résolutions, des déclarations présidentielles, des notes du président, des lettres du président, ou publiées sous forme de communiqués de presse informels du président.
2 Le système de « plume » est défini comme « l’arrangement assoupli par lequel un ou plusieurs membres (dans des fonctions de « rédacteur ») entament et président le processus informel de rédaction des produits du Conseil de sécurité.  Voir UN Doc. S/2017/507 paragraphes 78-79.
3 Le Conseil de sécurité vote le 27 février 2022, l’organisation – pour la première fois depuis 1997 – d’une session d’urgence de l’Assemblée générale en application de la Résolution 377 (V)(« Unis pour le maintien de la Paix » (ou « Uniting for peace » en anglais). La Russie ne peut pas y opposer son véto puisqu’il s’agit d’un vote concernant une question de procédure pour lequel le droit de véto ne peut pas être exercé. Nous entendons par “produits” l’ensemble des résolutions, déclarations présidentielles, notes du président, lettres du président, et communiqués de presse informels du président.
Bibliographie/Références

Boutellis, A. (2022). Lessons from E10 Engagement on the Security Council. International Peace Institute, November 2022.

Pour citer ce document :
Arthur Boutellis, "Les membres élus au Conseil de sécurité. Défis et opportunités de la non-permanence à l’heure de la guerre en Ukraine ". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 23.01.2023, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/les-membres-elus-au-conseil-de-securite/