Pieuvre « Dumbo » photographiée à 825 mètres de profondeur dans la région du Mont sous-marin de Whiting, avril 2015 (expn3483 Voyage To Inner Space – Exploring the Seas With NOAA Collect). NOAA OKEANOS EXPLORER Program, Oceano Profundo 2015; Exploring Puerto Rico’s Seamounts, Trenches, and Troughs, NOAA Photo Library / Flickr. CC BY 2.0.
Policy paper - Quelle place dans le gouvernement de l'Océan ?
Tiago Pires da Cruz est doctorant au Centre Émile Durkheim – Science politique et sociologie comparatives (UMR 5116), à Sciences Po Bordeaux sous la direction de Daniel Compagnon. Ses travaux portent sur le gouvernement des enjeux environnementaux de l’Océan et sur les enjeux extractifs des grands fonds marins. Il est membre du groupe de recherche interdisciplinaire « Océan profond et sociétés » du Groupement de Recherche Mers et Océan du CNRS (GdR OMER) ainsi que du projet « ABYSSES », dirigé par les juristes Sophie Gambardella et Pascale Ricard.
Les politiques de l’Océan global évoluent. Les récentes négociations onusiennes pour la haute mer mettent en avant les principes de conservation et d’utilisation durable de la diversité biologique. Elles font la part belle à des instruments tels que les aires marines protégées. Pourtant, la fragmentation institutionnelle et juridique des politiques marines est rendue particulièrement visible dans les grands fonds marins. Situés pour une grande part au-dessous de la colonne d’eau qui forme la haute mer, ils sont pourtant gouvernés par régime de gouvernement des ressources minières : l’accélération du calendrier minier semble alors en décalage avec les développements parallèles en haute mer. Le retour sur les premières politiques de protection des grands fonds dans les années 2000, notamment des zones de préservation du milieu, peut alors alimenter la réflexion sur la place des grands fonds dans le gouvernement global de l’Océan.
Introduction
Les grands fonds marins sont perçus, depuis les années 1960, comme une nouvelle « frontière extractive » pour les ambitions minières (Hannigan, 2016). La transition énergétique, la raréfaction des ressources, les volontés de sécuriser des approvisionnements ou de découvrir de nouveaux leviers de développement économique entretiennent ces intérêts. En ce début d’années 2020, les premiers projets pourraient être imminents : le PDG de l’entreprise The Metals Company assure qu’il demandera un premier contrat international d’exploitation dès le second semestre 2023.
Mais des organisations portent une critique environnementale contre ces activités. Elles demandent la protection de ces milieux encore mal connus, la protection ce qui est considéré comme la dernière « grande Nature sauvage » préservée des activités humaines (Ramirez-Llodra et al., 2011). C’est lors des réunions pluriannuelles de l’organisation internationale chargée de réguler les grands fonds marins internationaux, l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), que ces débats ont lieu.
Or, un sentiment d’urgence est perceptible depuis que l’État de Nauru, soutenu par The Metals Company, a invoqué un article du Droit de la Mer. En juillet 2023, il obligera les États-membres de l’AIFM à statuer sur la possibilité d’initier l’exploitation (Singh, 2022). En parallèle, l’intérêt international pour l’Océan va croissant. En mars 2023, le traité BBNJ est conclu. Il porte les espoirs d’une nouvelle dynamique pour le gouvernement de l’Océan et défend « la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique marine des zones situées au-delà des juridictions nationales ».
Pour comprendre comment sont gouvernés les grands fonds marins, il convient de revenir sur ce qu’est l’AIFM, depuis ses débuts dans les années 2000. C’était l’objet de l’article paru dans la revue Négociations « Les Aires Marines Protégées de l’AIFM : la négociation environnementale et l’extraction minière » (Pires da Cruz, 2023). Nous y démontrions comment des normes environnementales spécifiques aux fonds marins y étaient négociées confidentiellement, séparées des autres enjeux océaniques. Il s’agira de discuter (1) des rapports entre les grands fonds marins et les négociations environnementales marines contemporaines, (2) des mandats de l’AIFM et de ses objectifs et (3) de la difficulté d’y parvenir face à la montée de la question marine environnementale au niveau international.
1. Les grands fonds marins face aux négociations environnementales océaniques
Ce que le langage courant admet par « grands fonds marins » est incertain. D’une part, l’océanographie définit les grands fonds marins par des caractéristiques naturelles : au-dessous des 200 mètres de profondeur, là où la lumière devient insuffisante pour la photosynthèse. Mais ils ne sont pas séparés des autres milieux marins : l’Océan est fluide et interconnecté. De plus, ils ne sont pas déserts : leur biodiversité est extrêmement riche. Elle demeure néanmoins encore très mal connue (Amon et al., 2022).
D’autre part, la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer de 1982 développe la notion juridique arbitraire de « Zone ». Il s’agit seulement du sol et du sous-sol situé au-delà des juridictions nationales. Ces ressources sont non-appropriable par les États. C’est l’AIFM qui en a la responsabilité, selon un principe d’équité géographique et historique : le « patrimoine commun de l’humanité ».
La catégorie juridique de Zone est conçue par contraste avec celle de la « haute mer » : la colonne d’eau situées au-dessus des fonds marins et au-delà des juridictions étatiques. Ces deux milieux marins sont gouvernés par des régimes séparés. Or, jusqu’à l’entrée en vigueur du traité BBNJ, 120 jours après la ratification de l’accord par 60 États, la haute mer n’est régulée que par un petit nombre de règles définies par le Droit de la Mer qui garantissent de nombreuses libertés telles que la liberté de pêche ou celle de poser des câbles et pipelines sous-marins.
S’ajoute à ce delta entre les deux définitions juridiques une fragmentation institutionnelle. Nombreux sont les juristes et diplomates qui y voient un problème pour répondre aux enjeux environnementaux de manière coordonnée et appropriée. C’est à ces problèmes qu’espéraient répondre les promoteurs de la négociation BBNJ (Barros-Platiau et al., 2017). Des nouveaux mécanismes de coordination et de négociation entre États ont d’ailleurs été négociés dans l’accord obtenu en mars 2023.
Le nouveau traité sur la haute mer clarifie les normes et processus des évaluations d’activités pouvant avoir des effets négatifs sur l’environnement. Il couvre également la question de l’exploitation des ressources génétiques. Mais le sujet des fonds marins n’y est pas directement abordé même si, lors des négociations, l’AIFM a régulièrement été citée par les négociateurs. Ils y faisaient référence tantôt comme un exemple de régulation d’un commun global, les fonds marins, tantôt pour rappeler les risques associés aux activités minières.
Mais, surtout, l’AIFM a développé un travail important pour à être le moins associée possible aux dispositions les plus strictes du nouveau traité qui pourraient entraver le développement de l’industrie minière (Civillini, 2023). Dans le texte final, elle n’est d’ailleurs explicitement mentionnée que lorsqu’il s’agit de rappeler que le mandat de l’organisation internationale doit être respecté.
Malgré ces efforts, il n’en reste pas moins que certaines dispositions du traité BBNJ couvrent l’ensemble de la biodiversité en haute mer. Or, les activités des sols et sous-sols marins auront bel et bien des effets sur les eaux situées au-dessus. Les grands principes défendus par le traité pourraient donc s’appliquer à la Zone.
Enfin, l’accord promeut la création d’instrument de conservation tels que les Aires Marines Protégées (AMP). Il est généralement admis que ce sont des zones où les activités minières ne peuvent avoir lieu. Il sera donc nécessaire, a minima, un travail de coordination entre les deux régimes.
2. L’AIFM en tension : entre « gardienne des grands fonds marins » et régulatrice de l’exploitation
Les grands fonds marins font l’objet d’intérêts économiques croissants qui s’expriment à l’AIFM. Cependant, ce serait un tort de penser que celle-ci ne promeut aucune politique environnementale. Le Droit de la Mer exige en effet qu’elle prenne :
« les mesures nécessaires […] pour protéger efficacement le milieu marin des effets nocifs que pourraient avoir ces activités » extractives (Art. 145 CNUDM)
De nombreux acteurs se questionnent donc sur la possibilité pour l’organisation de respecter ce « double mandat » environnemental et minier. Pour y parvenir, elle inclut très tôt des mesures environnementales au sien de son Code minier (Cuyvers et al., 2018). Mais au sein même de l’AIFM, on entend des doutes émerger quant au rôle dans lequel elle se cantonnerait : celui de « braconnière-régulatrice ».
Pour faire face aux critiques, l’AIFM réagit en 2012 : elle créé neuf grandes aires protégées de toutes activités minières entre Hawaï et le Mexique, dans une région particulièrement intéressante pour l’industrie. L’AIFM agit d’une manière qui peut sembler paradoxale en excluant toutes activités minières de larges zones sous son autorité, malgré son mandat. À partir de là, elle commence à être considérée également comme une « gardienne » de la Zone et son personnel ne manque pas de le revendiquer.
Pour comprendre cet événement, il faut revenir aux années 2000. La communauté scientifique spécialisée sur les abysses est alors peu structurée à l’échelle globale. Mais les intérêts miniers, et surtout les financements de fondations américaines telles que le Pew Charitable Trusts, la fondation Alfred P. Sloan ou le J.M. Kaplan Fund changent la donne. D’abord simplement intéressées par les découvertes de nouvelles espèces, elles vont rapidement pousser les scientifiques à devenir des experts promouvant un discours de protection environnementale.
Dès 2004, ils traduisent les savoirs accumulés en propositions auprès du personnel de l’organisation internationale. Celui-ci y est réceptif, car il n’a pas les moyens de financer des campagnes océanographiques extrêmement coûteuses. Formant une « communauté épistémique » consciente de sa force, les scientifiques plaident alors pour la création de grandes AMP par l’AIFM. Dans cette séquence, les organisations non-gouvernementales environnementales se font alors discrètes et se concentrent sur un autre objectif : la promotion de la conservation marine et des AMP dans ce qui deviendra les négociations sur la haute mer.
Les ateliers scientifiques et techniques avec l’AIFM se suivent de 2004 à 2010. L’AIFM adopte alors en 2012 cette attitude qu’elle avait évité jusqu’alors : étendre son mandat au-delà du simple développement des régulations minières. Mais elle provoque malgré tout une certaine incompréhension : les neuf AMP sont sur-mesure. En effet, le personnel de l’organisation les (1) renomment, (2) déplacent et (3) rendent temporaires afin de satisfaire les intérêts de ses contractants miniers.
Ce projet, qui semblait aller à l’encontre du mandat extractif de l’AIFM, crée en réalité une nouvelle situation. L’organisation affirme son statut d’institution pouvant mettre en place des politiques environnementales dans la Zone. De plus, elle ouvre des espoirs d’un horizon « durable » pour les mines des grands fonds marins.
Or, cette affirmation de l’AIFM comme acteur central des politiques des fonds marins se fait dans un contexte d’échecs industriels miniers dans les eaux sous juridictions nationales. L’entreprise canadienne Nautilus Minerals Inc., celle qui portait les plus grands espoirs extractifs à court terme en Papouasie Nouvelle-Guinée, fait faillite en 2017. Les nombreux États disposant de potentiels gisements tendent, depuis, à patienter pour observer d’abord les développements de l’AIFM. Elle s’affirme comme le point focal pour le développement minier, disposant de la région où se trouvent les projets d’extraction les plus réalistes à court terme sous sa juridiction.
3. L’autonomie des grands fonds marins dans le gouvernement de l’Océan global
Si les AMP sont plus que jamais promues en haute mer avec le momentum BBNJ, les zones protégées de l’AIFM sont rarement prises comme exemple. En effet, ces instruments n’incluent aucune disposition sur les autres activités pouvant avoir lieu au niveau de la colonne d’eau située au-dessus. L’organisation internationale n’a, en effet, pas souhaité collaborer sur ce sujet avec les organisations régionales de gestion de la pêche ou d’autres institutions pertinentes.
Face à la médiatisation croissante de l’Océan et de ses enjeux environnementaux, l’AIFM cultive donc son cloisonnement sectoriel, malgré ses nouvelles zones protégées. Elle continue à concentrer ses efforts sur son mandat minier et la décennie 2020 sera cruciale avec la nouvelle date butoir de juillet 2023. Mais ces choix font l’objet de critiques importantes sur sa capacité à protéger les grands fonds.
De plus, nombreux sont les acteurs qui débordent du cadre de l’AIFM pour exprimer leurs doutes et mécontentements : négociations onusiennes sur la haute mer, sur la biodiversité ou le climat, Union européenne, Congrès de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, G7 ou même dans les organisations liées au secteur de la finance.
L’AIFM tente, en 2021, d’appliquer la même recette, de créer quatre nouvelles zones de préservation similaires à celles créées en 2012. Elles viendraient améliorer la connectivité écologique du réseau déjà créé. Mais, encore une fois, elles évitent de coïncider avec des zones sous contrat d’exploration ou à celles réservées à l’AIFM (ISBA/26/C/58). Depuis 2018, des réflexions sont également menées pour la création de systèmes similaires dans d’autres régions du Pacifique et au sein des océans Atlantique et Indien.
La question se pose alors de savoir si ces AMP telles qu’envisagées par l’AIFM seront suffisantes face à la montée de la critique environnementale. Ainsi, face aux 31 contrats accordés par l’AIFM au 16 mars 2021 à des entités publiques et privées, plus d’une dizaine pays sont désormais en faveur d’une pause conditionnée ou d’une interdiction des projets miniers en haute mer (DSCC, 2023).
Un ensemble plus large d’États-membres de l’AIFM affirment désormais en public que les conditions ne sont pas réunies pour aboutir à un Code minier pour les eaux internationales d’ici à juillet 2023. Sans celui-ci, ils ne pourront envisager d’allouer des contrats d’exploitation, même temporaires.
Désormais organisés par et autour de la Deep Sea Conservation Coalition, plus d’une centaine d’organisations-membres s’activent dans différents pays et arènes internationales, pour défendre un moratoire basé sur trois piliers : (1) garantir un niveau de connaissances des espèces, des écologies et des effets négatifs des activités industrielles adéquat, (2) garantir la mise en place de politiques environnementales permettant d’éviter les effets négatifs des activités minières sur la biodiversité, (3) mener à bien une réforme de l’AIFM pour garantir la cohérence avec l’approche de précaution que l’organisation affirme mettre en œuvre.
Conclusion
Si un nombre croissant de scientifiques, entreprises et parlementaires adhèrent à ces demandes de pauses et de précaution, le débat reste vif et l’issue incertaine. Le futur minier des grands fonds reste soumis aux processus internes et interétatiques de l’AIFM, une organisation qui semble avoir unipolarisé son mandat autour de la question de l’exploitation minière. Mais les nouveaux principes du nouveau droit international maritime environnemental aboutiront-ils à davantage de transparence et de coopération ? La question est désormais posée de nouveau, quatre décennies après la Convention des Nations Unies du Droit de la Mer de 1982 : quelle sera la place des grands fonds marins dans le gouvernement de l’Océan ?
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