Publication - OI

L’empreinte du multilatéralisme

LE 05.02.2024

Des participants nombreux et attentifs ont assisté à la journée d’étude du GRAM à Sciences Po, le 6 décembre 2023. © Simon Tordjman

Retour sur la journée d'étude du GRAM du 6 décembre 2023

Auriane Guilbaud et Simon Tordjman

Auriane Guilbaud est maîtresse de conférences en science politique, Université Paris 8 et Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA).

Simon Tordjman est maître de conférences en science politique, Sciences Po Toulouse (LaSSP), Université de Toulouse.

La journée d’étude du GRAM et de l’Observatoire du multilatéralisme s’est tenue le mercredi 6 décembre 2023 à Sciences Po Paris. Le programme est à retrouver ici.

Quelle empreinte le multilatéralisme laisse-t-il sur la scène internationale ? En tant que processus de coopération entre plusieurs États (trois au minimum), le multilatéralisme est une pratique diplomatique collective ancienne. Depuis 1945, celle-ci s’est considérablement développée. La coopération multilatérale s’est diversifiée, avec la participation croissante d’Etats et d’acteurs non-étatiques (ONG, fondations philanthropiques, entreprises…) sur des thèmes toujours plus variés (le climat, la biodiversité, l’espace, les migrations…). Elle s’est aussi institutionnalisée, notamment autour de réseaux d’organisations internationales, dites ‘universelles’ (comme celles du système des Nations unies) ou ‘régionales’ (l’UE, le Mercosur, l’Union Africaine…). Le multilatéralisme est régulièrement marqué par des crises – pour ne prendre que deux exemples récents, la pandémie de Covid-19 ou la guerre entre la Russie et l’Ukraine ont affecté la coopération multilatérale. Malgré tout, le multilatéralisme s’est au cours de l’histoire révélé résilient, persistant et parfois se réinventant, au fil des reconfigurations internationales. De nouvelles formes de coopérations émergent, comme des partenariats public-privé entre acteurs étatiques et non-étatiques, ou de nouvelles alliances entre Etats, comme par exemple les « BRICS + », ce groupe de pays émergents passé en 2023 de 5 à 11 membres.

Si le multilatéralisme a des effets structurants sur les relations internationales, ceux-ci sont très divers par leur ampleur et se déploient dans de multiples lieux et échelles. Afin d’appréhender cette « empreinte » laissée par le multilatéralisme sur les relations inter- et trans-nationales, la journée d’études du GDR GRAM qui s’est déroulée le 6 décembre 2023 a réuni 15 participants lors de trois tables-rondes pour en aborder certains aspects spécifiques. Ne prétendant pas à l’exhaustivité, elle s’est concentrée sur trois dimensions de l’empreinte laissée par les organisations internationales (OI) : (1) celle laissée par l’ancrage social des OI ; (2) celle reflétée par les espaces régionaux que les OI modèlent et à partir desquels elles se déploient ; et (3) celle que les organisations multilatérales s’efforcent de laisser auprès de leur « public » au sens large, décideurs nationaux mais aussi citoyens.

Les organisations internationales laissent d’abord une empreinte dans les relations inter- et trans-nationales du fait de leur ancrage social. En dépit du pluralisme épistémologique qui accompagne le renouveau des travaux sur le multilatéralisme depuis le début des années 2000, les organisations internationales restent encore principalement abordées par le prisme des acteurs qui les composent. Qu’il s’agisse d’y saisir les relations entre Etats, la place des bureaucraties internationales ou les différents acteurs privés qui y interagissent, l’accent est ainsi mis sur les interdépendances, les logiques coopératives ou les mouvements de différenciation qui se déploient au sein et entre les organisations internationales. Les débats de la journée d’étude suscités par les interventions de Fanny Badache, Leah Kimber, Lucile Maertens et Emilija Pundziūtė-Gallois ont proposé d’aller au-delà de cette focale organisationnelle, en étudiant les OI à l’aune des configurations plus larges sur lesquelles elles s’inscrivent et qu’elles contribuent à façonner, révélant les logiques sociales et sectorielles qui régissent la division du travail multilatéral. Au sein d’une ville-siège comme Genève, l’écosystème multilatéral revêt des dimensions sociales (individus), organisationnelles (relations inter-institutions) et plus globales (articulation à l’environnement national et global) qui affectent les perspectives de coopération entre les OI elles-mêmes. Les organisations internationales peuvent également être pensées à l’aune des mécanismes d’inclusion et d’exclusion qu’elles mettent en œuvre et qui les travaillent en retour. L’inclusion des acteurs non-étatiques témoigne peut relever de logiques et de mécanismes plus ou moins formels, contribuant à une renégociation constante des frontières et des marges (sociales, professionnelles et politiques) des OI.

Les organisations internationales laissent ensuite une empreinte spatiale, notamment dans les espaces régionaux dans lesquels elles se déploient. Alors que le maillage normatif multilatéral ne cesse de se densifier, les OI sont marquées par un double mouvement de spécialisation thématique et d’une dynamique de différenciation géographique, pouvant prendre la forme d’organisations ad hoc ou de sous-espaces institutionnels contestant la représentativité des organisations les plus universelles. Au clivage Nord-Sud s’ajoutent ici des clubs géographiques ou sectoriels revendiquant un rééquilibrage et/ou un déplacement des centres de gravité de la légitimité internationale. A partir des cas du CAEM, de l’OIM, du Conseil de l’Arctique et des coalitions sécuritaires africaines, les débats de la journée d’étude se sont attachés à rendre compte et à interroger les jeux politiques qui façonnent l’emprise spatiale et la légitimité des organisations internationales. Simon Godard montre que le CAEM a lui aussi constitué un « espace de créativité » : laboratoire d’acculturation transnationale pour ses fonctionnaires il devient, progressivement, un espace de contestation de l’hégémonie soviétique au sein du bloc de l’Est. Comme le souligne Antoine Pécoud, une organisation comme l’OIM n’est pas réductible à son mandat initial et « génère sa propre créativité pour subsister ». Camille Escudé rappelle la centralité du Conseil de l’Arctique en matière de coopération : l’organisation multilatérale, qui doit composer avec divers organes et forums plus ou moins formels, y est à la fois la plus aboutie et la plus visible. Elle reste cependant fragile et travaillée par un double mouvement de contournement et d’expansion de ses membres (notamment observateurs). Amandine Gnanguênon insiste également sur les tensions et les dynamiques qui travaillent le multilatéralisme régional africain en matière de sécurité. Confrontés à des défis sécuritaires transfrontaliers, les États tendent à s’investir dans le cadre de coalitions ad hoc plus souples mais aussi susceptibles d’éroder l’autorité des organisations multilatérales plus institutionnalisées et inclusives.

Enfin, les organisations multilatérales s’efforcent aussi de laisser une marque auprès de leur « public » au sens large, décideurs nationaux mais aussi citoyens. Les débats de la journée d’étude ont ainsi cherché d’une part à considérer le travail de communication mené par les OI elles-mêmes et, d’autre part, la production journalistique sur le multilatéralisme à la fois via des supports médiatiques traditionnels (radio, télévision, presse écrite) et des alternatives (bande dessinée, podcasts) qui visent à marquer un public plus large. Réputées austères et techniques, les OI ne bénéficient que d’une couverture médiatique réduite et très partielle. Hors des quelques événements les plus visibles (Sommet européen, Segment du Haut Niveau de l’Assemblée Générale des Nations Unies) et des crises aigues (Brexit, conflits…), les jeux politiques et institutionnels qui s’y déploient restent ainsi largement imperméables au regard profane. La méconnaissance alimente alors la méfiance : l’illisibilité des organisations internationales contribue à en souligner la rigidité, la fragilité et la faillibilité face aux conflits, aux épidémies, aux défis migratoire et climatique. Le travail de communication publique des organisations internationales fait donc l’objet d’un investissement de plus en plus conséquent de la part de ces institutions, comme l’ont montré les interventions de Bertin Leblanc, Vannina Maestracci, Gaïdz Minassian et Charles Tenenbaum. Toutefois, la production de la visibilité des OI n’est pas réductible à la seule activité des services de communication ou des porte-paroles. Elle mobilise l’intervention de bien d’autres acteurs – diplomates et responsables politiques nationaux, bureaucrates et fonctionnaires internationaux, journalistes, activistes et responsables associatifs gravitant autour de ces organisations, etc. –, eux-mêmes confrontés à de multiples contraintes dans l’exercice de leur métier. Et ces relations et ces jeux sociaux complexes contribuent en retour à la publicité -variable- des institutions multilatérales, sans que nécessairement en soit renforcée l’intelligibilité. Lorsqu’une organisation comme l’Organisation Internationale de la Francophonie vise à « se faire entendre », ces efforts peuvent ainsi prendre des formes discrètes dans le cadre de l’ONU plutôt qu’une campagne de communication visible. Quant au Secrétaire Général de l’ONU, son but, de l’avis de son ancienne porte-parole adjointe n’est pas nécessairement de « faire les nouvelles ». Cette ambivalence illustre à la fois l’importance et la complexité pour les OI de laisser leur empreinte auprès d’un large public, et invite à poursuivre les recherches concernant la légitimité de l’action des organisations multilatérales au regard de ce travail de publicisation.

Pour citer ce document :
Auriane Guilbaud et Simon Tordjman , "L’empreinte du multilatéralisme. Retour sur la journée d'étude du GRAM du 6 décembre 2023". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 05.02.2024, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/lempreinte-du-multilateralisme/