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Le multilatéralisme africain contemporain

Une analyse de la diplomatie africaine à l’épreuve de la guerre en Ukraine

Louis Paul Ongono

ONGONO Louis Paul, est doctorant en science politique à l’université de Douala

Comment comprendre les positions africaines face à la crise ukrainienne? Comment analyser ce qui semble être un flou, un « non alignement » de la part de l’Afrique dans le conflit ukrainien ? En effet, s’il est vrai que l’Union Africaine (U.A) a  condamné l’invasion russe en Ukraine et appelé à un cessez-le-feu, bon nombre d’analystes jugent la position du continent  comme étant flou et relevant « d’un opportunisme irréfléchi ».

En faisant écho à la déclaration de Pierre Bourdieu selon laquelle : « la sociologie est un sport de combat », Serge Sur, fait remarquer  que cette formule s’applique  également au multilatéralisme en affirmant que ce dernier n’est pas un bloc, mais un puzzle (Sur, 2022, p .321). Le contexte géopolitique international marqué par la guerre, la constitution des blocs et alliances  semble très bien le démontrer. Comprendre ainsi le choix, les positions de tels ou tels blocs commande d’avoir tous les éléments du puzzle. Mais aussi d’avoir en esprit l’affirmation de Vincent Pouliot selon laquelle, « la diplomatie multilatérale se joue sur un terrain inégal » (Pouliot, 2017, p.8). Comprendre les positions africaines dans le contexte géopolitique marqué par la guerre en Ukraine invite à prendre en considération ces deux préalables mais aussi le sens qui est donné au multilatéralisme africain, la vision qui est celle du régionalisme africain par rapport à l’universalisme. D’ailleurs, l’une des principales aspirations de l’Union Africaine contenue dans l’Agenda 2063  préconise « Une Afrique qui agit en tant qu’acteur et partenaire fort, uni et influent sur la scène mondiale », c’est-à-dire, « une Afrique qui émergera en tant qu’acteur et partenaire mondial fort, résistant, pacifique et influent, jouant un rôle important dans les affaires internationales, une Afrique unie et solidaire face à l’ingérence extérieure persistante, y compris aux tentatives menées pour diviser le continent, ainsi qu’aux pressions et aux sanctions indues imposées sur certains pays ».

Ainsi posée, la position africaine apparaît donc comme  cohérente et semble bien  obéir à une logique, à une vision qui est celle de son agenda étant entendu que le régionalisme africain a été pensé et conçu par rapport à l’universalisme comme un mécanisme de défense et développement du continent. Cependant, l’absence de politique extérieure commune due aux limites structurelles de l‘organisation fragilise sa position et déteint sur l’image qu’elle projette.

 

La diplomatie africaine dans le contexte géopolitique contemporain : une diplomatie cohérente et en phase avec ses aspirations

En empruntant à la théorie réaliste des relations internationales, ce qui est perçu comme un flou, un « non-alignement », « un manque de cohérence » donnant lieu à un « opportunisme irréfléchi » ( Handy et Djilo, 2022) de la part du continent africain dans le conflit ukrainien semble obéir à une logique et à une vision, qui est celle de la défense au préalable des intérêts du continent en les dissociant de ceux des autres. Une vision qui est aussi celle  d’un ordre mondial plus équilibré à travers la réforme du Conseil de Sécurité et l’octroi d’un siège permanent au continent. En effet, le continent a condamné l’invasion de l’Ukraine, a  appelé à un cessez-le-feu et plaidé pour une résolution pacifique du conflit mais est resté réticent et a évité de condamner la Russie malgré les pressions occidentales. S’il est vrai que cette attitude peut être comprise au regard des dangers économique et alimentaire que fait peser le conflit sur le continent, au plan géopolitique, elle peut s’analyser comme la volonté et la posture du continent en faveur de la soumission des actions extérieures des Etats à la puissance du droit.

En effet, ne disposant pas de même levier de puissance  que les grandes puissances, l’intérêt du continent va dans le sens de la consécration du droit comme élément de régulation des rapports entre Etats. C’est dans ce sens qu’en tant qu’interface de l‘Afrique au monde et conscient d’un « ordre international hiérarchisé », d’un universalisme « conduit » par les puissances dominantes, l’U.A n’a cessé de plaider pour un système international plus équilibré et l’octroi d’un siège permanent de l’Afrique au conseil de sécurité des Nations Unies. S’il est vrai au sens de Serge Sur qu’il est illusoire de percevoir la diplomatie multilatérale comme une diplomatie parlementaire, il semble cependant difficile dans un système international hiérarchisé de ne pas s’en servir à des fins militantes ou dans un sens syndical.

En effet, la perception africaine des relations internationales est celle d’un ordre mondial déséquilibré, recouvert du manteau hypocrite de l’égalité souveraine qui cache mal le néo-colonialisme. Toutefois, s’il est vrai que la Russie multiplie les formes de propagande anti-occidentale qui font écho au profond ressentiment anticolonial et anti-occidental des Africains (Handy et Djilo, 2022), l’on ne saurait toutefois occulter le déphasage croissant dont souffrent les instances onusiennes (Badie, 2022). Si le « mouvement non-aligné » perceptible lors des votes sur la résolution de ce conflit adopté par l’ONU s’explique par les influences extérieures et  les divergences d’intérêts  des pays, elle exprime aussi l’idée de « la faiblesse » (Badie, 2018) dans un système dominé par un regain des compétitions de puissance. La neutralité bien que critiquable apparait donc comme la solution la moins mauvaise pour le continent qui ne dispose pas des mêmes atouts de puissance que les autres dans un système onusien dominé par les rapports de force et dans lequel, le continent occupe une place marginale. La posture du continent apparait donc aussi comme une conséquence du multilatéralisme onusien dont la plupart des instruments apparaissent  comme des totems (Fernandez et Holeindre, 2022).

Les limites de la diplomatie africaine de l’U.A.

L’un des principaux reproches formulé à l’organisation africaine est l’absence d’une politique extérieure commune. Cette limite est liée à la structure et au fonctionnement de l’organisation qui semble accorder plus de pouvoir aux Etats membres notamment à la conférence des chefs d’Etats et de gouvernement.

En effet, contrairement à l’Union Européenne (UE) qui fonctionne sur le principe de la codécision, l’U.A. est une organisation dont les États membres concentrent le plus de pouvoirs, surtout ceux d’adopter les politiques et les instruments juridiques, comme ceux de leur mise en œuvre à tous les niveaux. La reforme actuelle de l’organisation laisse apparaitre trois niveaux d’action : le niveau régional, le niveau sous-régional et le niveau national dont le fonctionnement opère sur la base du principe de subsidiarité. L‘importance et la prépondérance de l’acteur étatique se révèlent d’abord au niveau régional à travers la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement qui est l’organe suprême de prise de décision et de définition des politiques de l’U.A., la commission ne jouant que le rôle de secrétariat, de bras séculier de la conférence des chefs d’Etat. Elle ne dispose pas de réel pouvoir de décision. Ensuite et enfin  au  niveau national  qui est le niveau important à l’initiative d’action et qui demeure cependant subordonné à la bonne volonté des Etats et surtout à leurs intérêts égoïstes. Les divergences d’intérêts nationaux, associées aux ingérences et influences extérieures rendent difficile la construction d’une position unique  africaine. L’U.A. apparaît donc comme une association d’Etats souverains, rationnels et égoïstes qui pensent d’abord individuellement et prennent peu soin de ce qui est collectif. La divergence des votes du continent sur la question ukrainienne à l’ONU en a été  un révélateur en 2022. En effet, 28 Etats ont condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie, 17 se sont abstenus et 8 n’ont pas exprimés d’opinion.

En effet, le débat sur la nature de l’U.A. se pose depuis ses origines avec les pères fondateurs. Deux visions s’affrontèrent quant à la forme à donner à l’unité africaine. L’une qualifiée de « maximaliste », soutenue par le bloc de Casablanca défendait le projet d’une Afrique unie (le plus rapidement possible) en fédération. L’objectif était de faire disparaitre les souverainetés  nationales et de créer les Etats-Unis d’Afrique non pas dans la perspective d’une « Afrique unie des Etats » mais dans la perspective d’une fédération africaine. L’idée était donc de « départir les restes du passé colonial et de retourner aux sources culturelles africaines » (Sassou Attisso, 2008). L’intégration et la mutualisation des ressources sur la base d’un gouvernement continental (Piquet, 2019) étaient l’idéal recherché. Cette approche se fondait sur le constat des faiblesses économiques, politiques et diplomatiques de la plupart des jeunes Etats. L’unité politique apparaissait comme un préalable nécessaire à tout autre progrès sur le continent. Cette tendance avait pour chef de fil le président ghanéen Kwame Nkrumah.

A l’opposé, la deuxième tendance dite « minimaliste » ou « groupe de Brazzaville », renommée plus tard bloc de Monrovia se voulait moins radicale. Elle défendait l’idée d’une intégration graduelle et proposait de préserver les souverainetés nationales. Elle envisageait la future organisation africaine (O.U.A.), en termes de structure ou d’organe de concertation et de coopération à partir duquel devait se construire l’unité politique africaine. La déclaration constitutive du « groupe de Monrovia » l’explique en ces termes : « L’idéal unitaire, qui constitue notre but actuel, n‘a pas en vue une intégration politique d’États souverains, mais une unité d’aspiration et d’action considérées sous l’angle de la solidarité nationale africaine et l’identité de points de vue politiques ».

De ces deux tendances, la naissance de l’O.U.A. se fera sous le triomphe des idées du bloc de Monrovia.  En abandonnant tout projet d’intégration ou de supranationalité, la charte de l’O.U.A. admettra le caractère définitif des frontières héritées de la colonisation et proclamera l’égalité souveraine des États et le principe de non-ingérence dans leurs affaires intérieures. L’organisation sera alors définie comme un simple cadre de coopération, de concertation et de consultation. Très loin de la vision des pères fondateurs, le panafricanisme institutionnalisé sera borné à la coopération entre les Etats.

Le même débat sera posé lors de la réforme initiée à Syrte en 1999, ainsi dans les  tentatives de réforme de 2004 à 2008. L’organisation va demeurer dominée par un acteur prépondérant, les Etats membres. Lesquels vont d’abord faire passer leurs intérêts nationaux limitant ainsi l’action de l’U.A. et empêchant de parvenir à un bloc homogène et à l’unicité de la décision.

Bibliographie/Références

–  Badie, B. (2018), Quand le Sud réinvente le monde, Essaie sur la puissance de la faiblesse, Paris, la Découverte.

– Badie, B. (2022), « Le multilatéralisme onusien, prisonnier de son passé et otage de son avenir », in  Fernandez (Julian), Holeindre (Jean-Vincent), Les Nations désunies ?, la crise du multilatéralisme dans les relations internationales. Paris, CNRS Editions.

– Fernandez, J & Holeindre, J-V. (2022), Les Nations désunies ?, la crise du multilatéralisme dans les relations internationales, Paris, CNRS Editions.

– Handy, P, & Djilo, F. (2022), « démêler es divergence de l’Afrique sur la guerre en Ukraine ». https://issafrica.org/fr/iss-today/demeler-les-divergences-de-lafrique-sur-la-guerre-en-ukraine#.

– Nze Bekale, L. (2021), « La réforme de l’Union Africaine : Vers une sophistication de la transformation de l’organisation panafricaine ? ». Institut de Recherche et Enseignement sur la Paix, www.thinkingafrica.org • contact@thinkingafrica.org.

– Piquet,V. (2019), La pensée panafricaniste de Kwamé Nkrumah à travers son ouvrage majeur : Africa Must Unite. Memeoire, Université de Sherbrooke.

– Pouliot.V. (2017), l’ordre hiérarchique international, Paris, Presse de la fondation nationale des sciences politique,

– Sur, S. (2022), « Le multilatéralisme est un sport de combat », in  Fernandez (Julian), Holeindre (Jean-Vincent), Les Nations désunies ?, la crise du multilatéralisme dans les relations internationales. Paris, CNRS Editions.

– Sassou Attisso, F. (2008), De l’unité africaine de Nkrumah à l’Union africaine de Kadhafi.Paris, Harmattan.

– Organisation Internationale de la Francophonie (2013), « Le mouvement panafricaniste au XXe siècle » (en ligne), Consulté le 21/11/2020. Disponible sur : http://www.francophonie.org/IMG/pdf/oif-lemouvement-panafricaniste-au-xxe-s.pdf

– https://www.touteleurope.eu/actualite/le-processus-de decision-de-l-union-europeenne.html

Pour citer ce document :
Louis Paul Ongono, "Le multilatéralisme africain contemporain. Une analyse de la diplomatie africaine à l’épreuve de la guerre en Ukraine". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 24.04.2023, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/le-multilateralisme-africain-contemporain/