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L’OIM, une organisation postcoloniale ?

Le rôle de l'Organisation internationale pour les migrations dans la gouvernance multilatérale des migrations

Antoine Pécoud

Professeur de sociologie à l’Université de Sorbonne Paris Nord, chercheur associé à l’URMIS et au CERI/Sciences Po et fellow de l’Institut des Migrations.

Mots clés :  Article   IOM   Migrations   Multilatéralisme   ONU 

Cet article contribue à la discussion critique sur le rôle de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) dans la gouvernance multilatérale des migrations internationales en proposant une analyse d’inspiration postcoloniale. La création de l’OIM et sa première mission, centrée sur l’émigration d’Européens déplacés après la Seconde Guerre mondiale, s’inscrit dans le lien historique entre construction/développement de l’Europe et mobilité des Européens. A mesure que cette mobilité a décru, l’OIM a adopté un biais sédentariste, selon lequel les populations du Sud ont vocation à rester dans leur pays d’origine, ce qui l’a conduit à jouer un rôle important dans le contrôle de la mobilité des personnes. De plus, en ignorant les liens historiques entre colonialisme et migrations, la gouvernance des migrations telle que promue par l’OIM contribue à entretenir un biais présentiste, en vertu duquel les déplacements de population relèvent avant tout de situations de crise ou de besoins ad hoc de main d’œuvre étrangère – et non de l’organisation structurelle d’une économie mondiale déséquilibrée et encore marquée par l’héritage de la période coloniale.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) occupe aujourd’hui une place importante dans la gouvernance mondiale des migrations. Fondée en 1951, elle a connu une histoire mouvementée et n’est devenue une organisation permanente qu’en 1989, avant de rejoindre le système des Nations unies en 2016, en tant qu’organisation apparentée. Alors que le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) poursuit un mandat centré sur la prise en charge des réfugiés et la protection de leurs droits, conformément à la Convention de 1951 relative au statut de réfugié, l’OIM évolue dans un cadre politique et normatif plus souple, qui l’autorise à intervenir sur un vaste éventail de questions, des migrations internationales aux déplacements internes, du contrôle des frontières à la protection des victimes de la traite d’êtres humains, ou encore de l’assistance aux victimes de catastrophes naturelles à l’organisation de retours volontaires de migrants. L’OIM joue également un rôle clé dans les négociations multilatérales, comme le démontre sa fonction de coordinatrice du Réseau des Nations unies sur les migrations[1] Réseau des Nations unies sur les migrations | United Nations Network on Migration, lequel est chargé de soutenir la mise en œuvre du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (ou Pacte de Marrakech)[2] A/RES/73/195, Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, 19 décembre 2018 (152 votes en faveur de l’adoption – voir le résumé du vote)., adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 2018. 

Le rôle de l’OIM est souvent présenté, par elle-même et par certains observateurs, comme essentiel à l’amélioration des politiques migratoires, notamment par le biais d’une meilleure concertation entre États. En l’absence d’un régime pour la gouvernance des migrations (hors réfugiés), et en particulier de mécanismes de régulation des migrations de travail, ce sont les États qui déterminent souverainement leurs politiques migratoires. Mais, face à un enjeu par définition transnational, et dans une perspective fonctionnaliste, la coopération serait nécessaire pour éviter les ‘crises’ qui rythment l’actualité des migrations, ainsi que pour tirer le meilleur parti des migrations économiques, qu’il s’agisse de favoriser le développement des régions de départ ou de répondre aux besoins de main d’œuvre des pays de destination. Selon cet argument, et malgré une relative absence de normes spécifiques à la question des migrations économiques, l’OIM serait l’organisation la plus à même de favoriser l’émergence d’une coordination multilatérale des politiques migratoires.    

D’autres observateurs adoptent une perspective plus critique. L’OIM se voit notamment reprocher son absence de respect pour les droits fondamentaux des migrants : en raison de l’importance des pays occidentaux dans son budget, l’OIM se mettrait au service des politiques de contrôle de l’immigration des Etats du Global North, en « aidant » par exemple les pays moins développés à adopter des législations plus restrictives ou des technologies de type biométrique – quitte à favoriser les violations des droits des migrants. Dans une perspective marxiste, l’OIM est accusée de contribuer à la consolidation d’un capitalisme mondialisé, au sein duquel les biens et les capitaux circulent assez librement, mais où les personnes sont bloquées dans leur pays par le biais de dispositifs complexes, négociés sous l’égide d’organisations comme l’OIM, et fondés sur la coopération sécuritaire, les accords de réadmission, le partage de données biométriques, etc. Enfin, dans une inspiration foucaldienne, l’OIM est associée à l’émergence d’une nouvelle « gouvernementalité » des migrations, qui détermine un ensemble de conduites à adopter de la part des gouvernements comme des migrants, dans le but de concilier la logique souveraine des États avec un souci néolibéral d’optimisation des bienfaits économiques des migrations. 

S’inspirant de certains travaux récents sur le ‘tournant postcolonial’ dans les études sur les migrations internationales (Mayblin et Turner ,2021), cet article se propose de contribuer à cette discussion critique, en explorant le caractère plus ou moins postcolonial de l’OIM. Par « postcolonial », nous faisons ici référence à (au moins) deux questions distinctes : d’une part, sur le plan empirique, les liens entre l’histoire coloniale et les dynamiques migratoires passées et présentes ; d’autre part, sur le plan des normes et de la gouvernance, la manière dont les politiques migratoires reposent sur des principes et des présupposés qui font écho à des pratiques déjà présentes à l’époque coloniale. 

Sur le plan empirique, les liens entre colonialisme et migrations sont évidents et nombreux, qu’il s’agisse de la migration des Européens vers les colonies, des migrations de travail plus ou moins forcées entre colonies (de l’esclavage à l’indentured system britannique), puis des déplacements massifs de population consécutifs aux indépendances (comme dans le sous-continent indien) et du recrutement par les États européens de main d’œuvre en provenance des anciennes colonies durant les Trente glorieuses. 

Sur le plan des normes et de la gouvernance, les liens sont également nombreux, mais souvent polémiques. L’accès actuel à la mobilité internationale – par le biais, par exemple, de la plus ou moins grande facilité à obtenir un visa – illustre la différence de traitement entre les ressortissants des pays occidentaux (et des anciennes puissances coloniales) et ceux des pays moins développés, et fait écho à l’émigration relativement libre et sans entrave vers d’autres régions du monde qui était celle des Européens à l’époque coloniale. Par contraste, les politiques migratoires actuelles aspirent à ‘fixer’ les populations du Sud chez elles, de la même manière que certaines puissances coloniales se méfiaient déjà de la mobilité des colonisés et encadraient leurs déplacements (Bakewell, 2008). Ces continuités concernent également le traitement des migrants des anciennes colonies par les États européens, sur le lieu de travail ou en termes de maintien de l’ordre par exemple (Blanchard, 2018). Enfin, certains travaux récents interrogent le cadre juridique de la gouvernance des migrations, en arguant que certains principes du droit international – comme la souveraineté des États et la nécessité, pour les étrangers, de demander une autorisation pour se déplacer – trouvent leur source dans le passé colonial (De Vries et Spijkerboer, 2021), et qu’il conviendrait donc de réinterroger en profondeur le droit d’exclusion dont disposent les États à l’égard des migrants (Achiume, 2019).  

Si l’on restreint ces vastes interrogations à la seule question de l’OIM, on peut d’abord observer que l’OIM pense, documente et construit les migrations internationales comme si ces dernières n’avaient aucun rapport avec l’histoire coloniale, voire comme si le colonialisme n’avait jamais eu lieu. Cela se perçoit notamment dans ses publications. Comme d’autres organisations internationales, l’OIM participe à la production et à la circulation de savoirs. Son outil principal est le Rapport de l’OIM sur l’état de la migration dans le monde (World Migration Report), publié tous les deux ans depuis 2000 (11ème édition en 2022)[3] IOM, World Migration Report 2022. Cette série de rapports réunit des ‘experts’ du monde entier et touche un vaste public de décideurs et de praticiens. Une rapide recherche sur le portail dédié de l’OIM[4] IOM Publications montre que le terme colonialism est absent de ces rapports et, plus généralement, des publications de l’OIM (0 résultat) ; le terme colonial n’est cité qu’une seule fois. En revanche, on trouve 268 publications avec remittances, 518 avec trafficking, et 177 avec border. Slavery est mentionné 17 fois, mais surtout dans le sens de modern slavery, une expression qui est communément employée pour évoquer les abus relatifs à la traite des êtres humains. Une observation similaire concerne les discussions multilatérales organisées sous l’égide de l’OIM, comme l’International Dialogue on Migration[5] International Dialogue on Migration | IOM, UN Migration, ou sous son influence, comme les négociations qui ont abouti à l’adoption du Pacte de Marrakech – autant de débats qui font l’impasse sur les relations entre colonialisme, déplacements de populations et politiques migratoires.

On peut faire deux remarques à propos de cette omission. La première est qu’à l’OIM, comme au sein des États, les déplacements de populations sont pensés sous le prisme de l’urgence et de la crise. En Europe comme ailleurs, cette perception favorise des mesures ad hoc et de court-terme, destinées à renforcer le contrôle des frontières ou à venir en aide à des populations vulnérables. L’OIM fait certes quelques références à l’histoire des migrations, mais de façon vague et superficielle : à titre d’exemple, le Pacte de Marrakech affirme que « les migrations ont toujours fait partie de l’expérience humaine depuis les débuts de l’Histoire[6] Voir note n°2 (A/RES/73/195, p. 3). » – un constat qui reconnaît certes la profondeur historique des migrations, mais sans les contextualiser. Que les organisations internationales se nourrissent des climats de crise, voire qu’elles les alimentent, n’est pas nouveau (Ambrosetti et Buchet de Neuilly, 2009). Mais, dans ce cas précis, cela contribue à occulter un pan entier de l’histoire et des dynamiques migratoires. 

Ensuite, si l’OIM évite ces sujets, c’est sans doute aussi parce qu’elle les sait peu consensuels. Par nature, les organisations internationales sont enclines à éviter les sujets ouvertement politiques, de nature à cliver leurs États Membres (Louis et Maertens, 2021). Dans un contexte où les migrations représentent un sujet sensible, qui oppose les États tout en suscitant également des tensions internes aux sociétés, l’OIM privilégie un rôle de production de consensus. Il faut cependant rappeler qu’ailleurs à l’ONU des questions relatives à la colonisation (comme celle de l’esclavage et de ses possibles réparations) font de temps en temps l’objet de débats [7]France 24, Esclavage et colonialisme : la Haut-Commissaire de l’ONU plaide pour des réparations (17 juin 2020)., et qu’à cet égard il ne serait pas impensable que l’OIM fasse de même.   

Si l’on quitte le domaine de l’expertise et des débats pour se tourner vers l’analyse des pratiques de l’OIM, il est utile de rappeler le contexte dans lequel elle est née et ses missions initiales. Aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, son mandat était exclusivement européen et portait sur le problème des personnes déplacées par le conflit. Dans le contexte du Plan Marshall, les gouvernements occidentaux (et en premier lieu les États-Unis) y voyaient un obstacle à la reconstruction du continent et un facteur de propagation du communisme. La mission de l’OIM (alors appelée Intergovernmental Committee for European Migration, ICEM) était de déplacer cette ‘surpopulation’ vers d’autres régions du monde. Environ un million d’Européens furent ainsi aidés à partir, notamment vers l’Amérique du Sud, avec le soutien logistique, économique et politique de l’OIM : transports, démarches administratives, accords avec les pays de destination, formations destinées à faciliter leur insertion professionnelle (Venturas, 2015).  

Bien que d’apparence ponctuelle et propre à une situation de post-conflit, cette mission s’inscrit dans la continuité des dynamiques migratoires qui ont caractérisé l’expansion coloniale. On estime à 61 millions le nombre de personnes ayant quitté l’Europe pour s’établir dans un autre continent entre 1800 et 1960, principalement dans les Amériques. Durant la même période, les migrations intercontinentales de non-Européens sont évaluées à 15 millions de personnes (surtout sous la forme de migrations de travail plus ou moins forcées). Plus mobiles, les Européens ont également davantage bénéficié de leur mobilité puisque, contrairement aux migrants forcés, nombre d’entre eux ont accédé à des conditions de vie meilleures que dans leur région d’origine, par exemple en devenant propriétaires de leur terre (y compris aux dépens d’autres populations, comme les peuples autochtones). Ces départs ont joué un rôle important dans la prospérité de l’Europe, en évitant une situation dans laquelle une trop forte natalité aurait réduit les bénéfices de la croissance issue de la révolution industrielle (Emmer, 1993). 

En ‘réglant’ un problème interne à l’Europe par l’émigration vers d’autres régions du monde, l’OIM a ainsi perpétué une dynamique qui voit les régions non-européennes, colonisées ou anciennement colonisées, servir de ‘soupape de sécurité’ et absorber les Européens dont la présence est jugée « indésirable » chez eux (au point que ce sont les Européens qui ont constitué, et de loin, la population la plus mobile de ces derniers siècles). Par la suite, ce sont les populations non-européennes qui sont à leur tour devenues indésirables en Europe (Agier, 2008), et dont la mobilité fait aujourd’hui l’objet d’un contrôle minutieux. L’OIM a accompagné cette transition, en contribuant à partir des années quatre-vingt-dix au contrôle des migrations non-autorisées (Düvell, 2005). La doxa actuelle des organisations internationales comme l’OIM, mais aussi du HCR et d’une grande partie des acteurs de l’humanitaire, est de cantonner les populations déplacées dans leur région d’origine et de limiter leurs possibilités de s’installer dans d’autres régions du monde (Dubernet, 2001) – alors même que la situation dans certaines de ces régions n’est pas sans rappeler celle qui caractérisait l’Europe lorsque l’OIM fut créée. 

Ce sédentarisme infuse désormais la gouvernance des migrations dans son ensemble. Que l’OIM conçoive des projets de développement pour freiner les migrations, organise des campagnes de dissuasion, négocie des accords de réadmission, protège les migrants des passeurs ou des trafiquants qui les guettent sur la route, incite les diasporas à envoyer des remises pour contribuer au développement de ‘leur’ pays, son postulat sous-jacent est toujours que les États sont le conteneur naturel de ‘leur’ population et que la mobilité n’est tolérée que si elle répond à des situations de crise (réfugiés, catastrophes naturelles) ou qu’elle s’avère économiquement bénéfique (Pécoud, 2014). Par nature euro-centré, ce postulat westphalien est conforme à nombre de normes jadis véhiculées par l’expansion coloniale, et aujourd’hui par les organisations internationales. Mais s’il correspond plus ou moins à l’immobilité actuelle des Européens, il est en décalage total avec leur histoire. 

Il est difficile de reprocher à l’OIM une vision du monde et des pratiques qui font écho à un passé colonial antérieur à sa création. Mais à l’heure où l’OIM, en sa qualité d’agence des Nations unies pour les migrations, occupe une place centrale dans la gouvernance multilatérale des migrations, et où la communauté internationale s’engage en faveur de migrations ‘sûres, ordonnées et régulières’ afin d’en finir avec les crises migratoires et les décès de migrants, il est utile d’explorer cet aspect (volontairement) méconnu des dynamiques migratoires que constituent leurs dimensions coloniales et postcoloniales. 

Bibliographie/Références

Achiume, E. Tendayi (2019). « Migration as Decolonization ». Stanford Law Review, 71, p. 1509-1574.

Ambrosetti, David et Buchet de Neuilly, Yves (2009) « Les organisations internationales au cœur des crises. Configurations empiriques et jeux d’acteur ». Cultures & Conflits, 75, p. 7-14.

Agier Michel (2008). Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire. Paris : Flammarion.

Bakewell, Oliver (2008). « Keeping Them in Their Place»: the ambivalent relationship between development and migration in Africa ». Third World Quarterly 29(7), p. 1341-1358.

Blanchard, Emmanuel (2018). « La colonialité des polices françaises » in Gauthier, J. et Jobard F., Police : questions sensibles, Paris : PUF – La vie des idées, p. 37-50.

De Vries, Karin et Spijkerboer, Thomas (2021). « Race and the regulation of international migration. The ongoing impact of colonialism in the case law of The European Court of Human Rights ». Netherlands Quarterly of Human Rights, 39(4), p. 291-307.

Dubernet, Cécile (2001). The International Containment of Displaced Persons, Humanitarian Spaces without Exit. Aldershot: Ashgate. 

Düvell, Franck (2005). « The Globalisation of Migration Control », in Henke Holger (ed.), Crossing Over. Comparing Recent Migration in the United States and Europe. Lanham: Lexington Books, p. 23-46.

Emmer, Pieter C. (1993). « Intercontinental Migration as a World Historical Process ». European Review, 1(1), p. 66-74.

Louis, Marieke et Lucile Maertens (2021) Why International Organizations Hate Politics
Depoliticizing the World, Londres: Routledge

Mayblin, Lucy et Turner, Joe (2021). Migration Studies and Colonialism. Cambridge: Polity.

Pécoud, Antoine (2014). « États-nations, mobilité et citoyenneté dans le discours international sur les migrations ». Raisons politiques, 2014/2, no. 54, p. 67-85.

Venturas, Lina (dir.) (2015). International ‘Migration Management’ in the Early Cold War. The Intergovernmental Committee for European Migration. Corinth: University of the Peloponnese.

Pour citer ce document :
Antoine Pécoud, "L’OIM, une organisation postcoloniale ?. Le rôle de l'Organisation internationale pour les migrations dans la gouvernance multilatérale des migrations". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 04.05.2022, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/l-organisation-internationale-pour-les-migrations/