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Interroger la “crise” du multilatéralisme contemporain

Couverture de l’ouvrage dirigé par Auriane Guilbaud, Franck Petiteville et Frédéric Ramel, Crisis of Multilateralism? Challenges and Resilience.
LE 03.01.2024

Couverture de l’ouvrage dirigé par Auriane Guilbaud, Franck Petiteville et Frédéric Ramel, Crisis of Multilateralism? Challenges and Resilience. © Springer / MirageC Getty Images

Trois questions à Auriane Guilbaud, Franck Petiteville et Frédéric Ramel, directeurs de l’ouvrage Crisis of Multilateralism?

Auriane Guilbaud, Franck Petiteville et Frédéric Ramel

Auriane Guilbaud est maîtresse de conférences en science politique, Université Paris 8 et Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA).

Franck Petiteville est professeur de science politique, Sciences Po Grenoble, Université Grenoble-Alpes, PACTE.

Frédéric Ramel est professeur des universités en science politique, Sciences Po, CERI.

Entretien réalisé par Quentin Couvreur, doctorant en science politique, Sciences Po, CERI.

Auriane Guilbaud, Franck Petiteville et Frédéric Ramel, dir., Crisis of Multilateralism? Challenges and Resilience, Cham, Palgrave Macmillan, 2023.

Dans l’introduction de votre livre, vous questionnez l’expression de « crise » du multilatéralisme. En effet, vous considérez que les crises sont des « composantes permanentes » de cette forme de coopération internationale. En quoi les crises ont-elles façonné le développement des organisations internationales et du système multilatéral depuis la fin du XIXe siècle ?

Le multilatéralisme, qui résulte d’un processus de coopération entre plusieurs États (trois au minimum), est une pratique diplomatique collective ancienne. Par exemple en Europe, chaque grande guerre depuis la Guerre de Trente Ans (1618-1648) était suivie par une conférence de la paix. Depuis 1945, le multilatéralisme s’est considérablement développé (avec une augmentation du nombre d’Etats indépendants et d’acteurs non-étatiques inclus dans le jeu multilatéral), diversifié (avec toujours plus de thèmes objets d’action multilatérale: le climat, la biodiversité, la finance, les migrations…), et institutionnalisé (avec un réseau dense d’organisations internationales, des coopérations inter-organisationnelles, des normes de coopération plus élaborées). Mais cette histoire est loin d’être linéaire. 

Le multilatéralisme a régulièrement été confronté à des politiques de puissance, à l’unilatéralisme, à des conflits. La création de nouvelles institutions et la négociation de nouveaux traités multilatéraux se combinent avec des tensions politiques récurrentes. À peine née en 1919, la Société des Nations s’est heurtée à la défection des États-Unis, et à la montée des régimes totalitaires dans les années 1930. De même, les Nations unies ont connu des débuts difficiles avec l’avènement de la guerre froide deux ans après leur création. Dans la période récente, la présidence Trump aux États-Unis a mené une politique étrangère radicalement unilatérale et le multilatéralisme a été confronté à une collision de graves crises telles que la pandémie de COVID-19, la guerre en Ukraine ou encore les tensions entre les États-Unis et la Chine.

Tout ceci conduit souvent à diagnostiquer une “crise” du multilatéralisme et à mettre l’accent sur ses dysfonctionnements. On entend régulièrement l’idée que le multilatéralisme serait en déclin en raison du “retour” des grandes puissances ou de la géopolitique. Mais il ne faut pas laisser le terme de “crise”, souvent chargé politiquement, obscurcir l’analyse. Ce dernier présuppose qu’il existerait un état stable, “normal”, du multilatéralisme où les crises seraient des anomalies déstabilisantes. L’idée même de crise doit être discutée, et c’est pourquoi dans cet ouvrage nous proposons de  réarticuler la dichotomie “crise vs. état normal” du multilatéralisme en considérant le concept de “crise” comme une matrice du multilatéralisme. Quand on considère le multilatéralisme dans sa dynamique historique, ce rôle de crise comme “matrice” apparaît en particulier à deux niveaux. D’un côté, le multilatéralisme apparaît comme résultant à la fois de processus d’institutionnalisation, d’action collective, d’inclusion, mais aussi de calculs d’intérêts nationaux, d’initiatives hégémoniques de la part des grandes puissances, et de vive concurrence entre elles. D’un autre côté, il apparaît comme résilient, capable non seulement de résister mais aussi d’inventer des formes de coopération pour répondre aux problèmes mondiaux.

Quels sont les principaux défis et menaces auxquels le multilatéralisme doit faire face aujourd’hui ?

Parmi les défis contemporains, l’irruption de la guerre entre la Russie et l’Ukraine et plus largement le spectre d’un déclenchement de nouvelles guerres interétatiques de haute intensité est une source de très grande préoccupation. En effet, le multilatéralisme onusien a été conçu pour gérer ce type de phénomènes. Les difficultés qu’il rencontre mettent à dure épreuve les dispositifs établis depuis 1945 et en interrogent l’efficacité.

Un autre grand défi réside dans l’intensification des menaces dites non-traditionnelles à l’instar de l’insécurité sanitaire (pandémie de Covid-19) ou environnementale et climatique. Ces menaces ne sont pas tout à fait nouvelles – notamment depuis le début des années 1970 au cours desquelles les enjeux militaires et stratégiques ne constituent plus l’essentiel de l’agenda international- mais elles prennent une ampleur sans précédent. Les réponses à ces enjeux ne peuvent en aucun cas se limiter à des mesures nationales : la coordination se révèle nécessaire. Mais la gestion de ces menaces non-traditionnelles entraîne d’autres  défis et non des moindres : celui de l’inclusion des acteurs subétatiques et sociétaux qui participent eux-aussi à l’effort collectif ou encore celui du cadre institutionnel (une pluralité d’arènes multilatérales ont germé dans le contexte récent, arènes au sein desquelles les annonces l’emportent sur l’adoption de règles de droit à caractère obligatoire).

Enfin, un autre défi de taille réside dans la “grande régression démocratique” mondiale actuelle (multiplication des coups d’Etats en Afrique, régimes autoritaires en Russie, en Chine, au Moyen-Orient et en Asie de l’Est, gouvernement illibéraux et populistes dans de nombreuses régions du monde). Or le multilatéralisme a de profondes affinités avec l’ethos démocratique (inclusion, négociation, délibération, concertation, recours au droit, etc.). En tournant le dos à ces valeurs, les régimes illibéraux, populistes et/ou autoritaires tendent à fragiliser les institutions multilatérales ou à les instrumentaliser à leur profit (la Chine qui cherche à arrimer l’ONU à son projet de “routes de la soie”). Dans le pire des cas, on assiste à des défections notoires (sortie des Etats-Unis d’un grand nombre d’organisations et traités multilatéraux sous Trump) et de violations caractérisées de la Charte de l’ONU (agression de l’Ukraine par la Russie).

Si vous affirmez que le « multilatéralisme est actuellement sérieusement sous pression », vous soulignez surtout que « les organisations internationales sont plus résilientes, plus réactives et plus efficaces qu’on ne le pense habituellement ». Comment ces dernières réagissent-elles face aux crises ? 

Effectivement, l’argument principal de ce livre est que, bien que le multilatéralisme subisse actuellement de fortes pressions dues notamment aux menaces et défis évoqués ci-dessus, les organisations internationales (OI) qui forment le cœur du multilatéralisme institutionnalisé sont plus résistantes et plus réactives qu’on ne le pense généralement. Les organisations internationales ont la capacité de “changer”: elles peuvent faire preuve de plasticité institutionnelle, de créativité bureaucratique, de réceptivité face aux nouveaux équilibres de puissance et à l’évolution des coalitions diplomatiques.

En tant qu’organisations bureaucratiques, les OI connaissent des dynamiques de changement institutionnel, ce qui peut se faire par des réformes d’ampleur, des changements rapides, mais le plus souvent, cela s’effectue par un changement incrémental et progressif, où les composants fondamentaux de l’institution d’origine demeurent mais où de nouveaux éléments sont introduits par le biais de processus de “déplacement”, de “superposition”, ou de “conversion” par exemple (ainsi que l’ont notamment théorisés les chercheurs Streeck et Thelen en 2005). Les OI peuvent ainsi faire évoluer leurs processus décisionnels, leur organisation structurelle, mais aussi leur style de leadership, ou développer de nouveaux mécanismes comme la mesure des performances ou des coopérations avec des acteurs non-étatiques. Ces changements peuvent être impulsés par les Etats membres des OI, mais aussi par leurs Secrétariats composés du personnel des OI et d’un•e Directeur•rice Général•e. Lors de la pandémie de COVID-19 en 2020, qui a été un défi pour le multilatéralisme, certaines pratiques diplomatiques ont été modifiées (par exemple les réunions de gouvernance des OI et les sommets internationaux se sont déroulés en ligne, ou bien avec un nombre limité de participants) et de nouveaux mécanismes de gouvernance ont été conçus (par exemple, des négociations multilatérales se sont ouvertes sous les auspices de l’OMS pour rédiger un nouveau “traité sur les pandémies”). 

Par conséquent, l’ambition de l’ouvrage est de dépasser les jugements hâtifs qui demeurent la plupart du temps en haut de l’iceberg lorsqu’il s’agit d’évaluer la place du multilatéralisme dans le système international contemporain. La continuité et la densité des liens qui se nouent dans ces cadres institutionnels variés méritent d’être soulignées, avec lucidité mais aussi avec espoir.

Pour citer ce document :
Auriane Guilbaud, Franck Petiteville et Frédéric Ramel, "Interroger la “crise” du multilatéralisme contemporain. Trois questions à Auriane Guilbaud, Franck Petiteville et Frédéric Ramel, directeurs de l’ouvrage Crisis of Multilateralism? ". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 03.01.2024, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/interroger-la-crise-du-multilateralisme-contemporain/