Portrait du président tunisien Habib Bourguiba, Habib Osman, Public domain, via Wikimedia Commons.
L’autre père-fondateur de la Francophonie
Benjamin Boutin est chercheur associé à l’Institut Prospective et Sécurité en Europe et Président d’honneur de Francophonie sans frontières.
Advenue au tournant des années 1960 et 1970, la Francophonie multilatérale – dans ses dimensions intergouvernementale et interparlementaire – doit beaucoup au poète-président sénégalais Léopold Sédar Senghor. Toutefois, la tenue à Djerba les 19 et 20 novembre 2022 du 18e Sommet de la Francophonie est l’occasion de rappeler le rôle décisif que joua le premier président de la république tunisienne indépendante pour l’avènement d’une « communauté de langue française ».
En effet, le natif de Monastir, homme de continuités et de ruptures, élu président de la République de Tunisie en 1957, n’avait nourri « aucune haine » pour l’ancienne puissance protectorale, la France. L’ancien élève du lycée Carnot de Tunis, de la Sorbonne et de l’École libre des sciences politiques (devenue Sciences Po), abreuvé des idéaux de la Révolution française, souhaitait engager son pays indépendant sur le chemin d’une coopération renouvelée avec la France, fondée sur de nouvelles bases.
Il voulait également rapprocher l’Afrique « blanche » (arabo-berbère, pour simplifier) et l’Afrique « noire » ; ces deux Afriques qui, elles aussi, avaient connu des antagonismes. Convaincu que la francophonie rend « les uns et les autres plus à même de découvrir ce qui les unit », en les faisant participer « à un même univers culturel », Habib Bourguiba s’engagea dans les années 1960 aux côtés de ses homologues sénégalais et nigériens (Senghor et Diori) pour coaliser les pays de langue française dans une « sorte de commonwealth », une « communauté qui respecte les souverainetés de chacun et harmonise les efforts de tous » (Dakar, 1965).
L’un des moments-clés de la concrétisation de ce projet international fut sans doute la rencontre au plus haut niveau à Tunis, le 16 mai 1966, du président Senghor et du président Bourguiba. Au cours de leur entretien, les deux chefs d’Etat confrontèrent leurs vues sur la francophonie, sur l’unité africaine et le « tiers monde ». Ils s’entendirent sur des mesures concrètes pour promouvoir le projet de communauté francophone qui leur tenait tous deux au cœur. La même année, la réunion à Madagascar de la 1ère conférence des chefs d’Etat de l’Organisation commune africaine et malgache (Ocam) fut le prélude à la mise en place d’un espace politique francophone international qui donna naissance en 1970 à l’Agence de coopération culturelle et technique, ancêtre de l’OIF.
Habib Bourguiba reconnaissait qu’il existait « une famille africaine, une famille de nations pour qui l’indépendance ne fait que commencer ». Il reconnaissait également « que la Francophonie représente en Afrique une réalité ». Il voyait la langue français comme un instrument commun permettant à des pays indépendants d’accéder à une plateforme internationale pour coopérer, commercer, échanger des bonnes pratiques et se développer.
Son ambition modernisatrice passait non seulement par l’éducation, par l’industrie, l’agriculture, les technologies, la place des femmes, la formation des cadres, la lutte contre la pauvreté, mais également par une ouverture sur le monde. La Tunisie moderne qu’il appelait de ses vœux était capable de jouer sur plusieurs tableaux, en particulier l’arabophonie et la francophonie, pour accéder à davantage d’opportunités. L’objectif ? « Elever le niveau du peuple », le sortir du sous-développement.
Le plurilinguisme comme facteur de modernisme reste l’un des héritages de la figure complexe et à certains égards ambivalente d’Habib Bourguiba. Cet héritage rappelle que la Francophonie moderne est née dans le contexte de l’accession à l’indépendance ; une indépendance qui fit percoler l’espoir d’un meilleur niveau de développement économique, social, éducatif et culturel.
Du reste, et cela est souvent oublié, Senghor et Bourguiba se dirent favorables, à l’issue de leur rencontre en mai 1966, au lancement de conférences périodiques de ministres des finances et de l’économie des Etats francophones. Une ambition qu’il reste à réaliser, alors que le Sommet de la Francophonie à Djerba s’accompagnera d’un Forum économique de la Francophonie.
L’engagement d’Habib Bourguiba pour la Francophonie convoque également un certain idéal des rapports Sud-Nord et Sud-Sud. La pensée et l’action de cet homme d’Etat (qui fit l’erreur, contrairement à son homologue sénégalais, de rester trop longtemps au pouvoir) est un appel à renforcer le dialogue et les passerelles entre la Francophonie et l’Arabophonie, deux aires linguistiques non-homogènes qui portent en elle la diversité des expressions linguistiques et culturelles, dans un esprit d’ouverture et d’agir ensemble pour une mondialité plus heureuse.
Benjamin Boutin, "Habib Bourguiba. L’autre père-fondateur de la Francophonie". Portrait [en ligne], 18.11.2022, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/habib-bourguiba/