Couverture de l’ouvrage de Younès Ahouga, Gouverner les migrations pour perpétuer la mondialisation : Gestion migratoire et Organisation internationale pour les migrations, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2024. © Les Presses de l’Université d’Ottawa
Quatre questions à Younès Ahouga, auteur de l’ouvrage Gouverner les migrations pour perpétuer la mondialisation
Younès Ahouga est postdoctorant à la Chaire d’excellence en recherche du Canada sur la migration et l’intégration, de la Toronto Metropolitan University. Il est détenteur d’un doctorat en science politique de l’université de Genève.
Entretien réalisé par Chloé Maurel, historienne.
Younès Ahouga, Gouverner les migrations pour perpétuer la mondialisation : Gestion migratoire et Organisation internationale pour les migrations, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2024.
Comment la doctrine de l’OIM s’est-elle modifiée de 2000 à 2018 ? Dans quel sens ?
Au sortir des années 1990, l’OIM occupait une position précaire au sein de la gouvernance migratoire. Isolée en dehors du système onusien, l’organisation disposait d’une faible marge de manœuvre financière et politique face aux États. À la recherche constante de nouveaux financements pour assurer la survie de ses bureaux régionaux et de terrain à travers le monde, l’OIM était cantonnée au rôle de sous-traitant passif des États donateurs et de leurs politiques migratoires restrictives. L’organisation était également fragilisée par l’absence d’un régime international contraignant sur lequel elle pourrait s’appuyer pour façonner les politiques migratoires des États.
Pour remédier à cette situation et faire contrepoids aux États, l’OIM se lança à partir des années 2000 dans la formulation, la promotion et la mise en œuvre de la doctrine de la gestion migratoire. Cette doctrine développée par Bimal Ghosh, professeur d’administration publique et expert international reconnu, se veut comme une alternative aux politiques migratoires restrictives et sécuritaires poursuivies par les États. Dans un contexte de mondialisation et face à la diversification des migrations, la focalisation des États sur la sauvegarde de leur souveraineté et la protection de leurs frontières serait inefficace et contre-productive puisqu’elle alimenterait les circuits de la migration irrégulière. C’est pourquoi la gestion migratoire préconisa l’ouverture régulée des frontières et la création de davantage de canaux de migration régulière pour assurer une distribution efficace des « ressources humaines » à l’échelle de l’économie mondiale et pour gérer les pressions économiques et politiques à l’origine des migrations « désordonnées ».
Entre 2002 et 2018, l’OIM s’appuya sur cette doctrine pour critiquer l’inadéquation de la sécurisation des migrations dans un contexte de mondialisation, assigner des principes de conduite et des objectifs à atteindre aux États pour qu’ils gèrent les migrations, surveiller les politiques migratoires des États et les mouvements des populations affectées par les crises d’origine humaine ou naturelle, et façonner un agenda international sur les migrations par lequel les États s’engageraient à gérer les migrations.
Quelle marge de manœuvre ont ses fonctionnaires ou experts pour faire passer leurs idées ?
L’adoption de la doctrine de la gestion migratoire est voulue et poursuivie par l’Administration de l’OIM qui regroupe le bureau du directeur général et les départements spécialisés de l’organisation situés à Genève. L’Administration détermine les priorités stratégiques et organisationnelles de l’OIM avec les représentants des États membres à l’occasion des réunions des organes directeurs de l’organisation. Or, la marge de manœuvre de l’Administration pour convaincre les États membres d’acquiescer au changement de doctrine de l’OIM est limitée par deux écueils.
D’abord, l’OIM a été créée en 1951 en tant qu’organisation fonctionnelle chargée d’accomplir des tâches à la demande et avec l’accord des États membres. Au contraire du HCR dont le rôle normatif consiste à s’assurer du respect de la Convention relative au statut des réfugiés, l’OIM n’a pas vocation à devenir la gardienne d’une doctrine et à dicter aux États la bonne conduite à tenir. Ensuite, l’Administration n’a qu’un contrôle relatif sur les bureaux régionaux et de terrain de l’OIM. Dépendant des États donateurs pour leur survie, ces bureaux mettaient en œuvre des projets de contrôle des frontières et de lutte contre la migration irrégulière qui allaient à l’encontre de la doctrine prônée par l’Administration. Le cas le plus emblématique de cette incohérence a été la construction par l’OIM, à partir de 2001, de deux centres extraterritoriaux de « traitement et de détention » à Nauru et en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour le compte de l’Australie. Ces centres emprisonnèrent pendant plusieurs années des demandeurs d’asile expulsés manu militari par l’Australie dans le cadre de sa « solution du Pacifique ».
Pour convaincre les États membres du bien-fondé de la gestion migratoire, l’Administration s’appuya sur l’autorité d’experts internes et externes à l’OIM pour traduire cette doctrine en un langage accessible aux représentants des États. Ces experts développèrent un récit qui rend le présent et le futur des migrations intelligibles à l’aune de la mondialisation. Ce récit que l’OIM présenta comme faisant consensus parmi les « spécialistes » soulignait une nouvelle réalité où les migrations surviennent de manière spontanée en dehors des politiques étatiques et où les tentatives isolées des États pour les réduire seraient inefficaces. Cette nouvelle réalité nécessitait « logiquement » de renforcer le rôle de l’OIM au sein de la gouvernance des migrations et d’étendre ses activités au-delà de la seule lutte contre la migration irrégulière. Ce récit convainquit certains États membres, notamment les États-Unis qui représentent le principal donateur de l’organisation, de souscrire à l’idée que la nouvelle réalité migratoire impliquait de redéfinir le mandat et les priorités de l’OIM. Forte de cette reconnaissance, l’Administration se lança dans une stratégie qui visait à renforcer son autorité vis-à-vis des États et son contrôle sur les bureaux régionaux et de terrain pour s’assurer de la compatibilité de leurs projets avec la gestion migratoire. Cette stratégie de longue haleine connut des échecs relatifs, mais elle réussit à éloigner l’OIM d’un rôle de simple sous-traitant des États donateurs.
Quel est le lien de l’OIM avec d’autres OI comme l’ONU et le HCR ? Quelles sont leurs interactions ?
Les autres organisations internationales représentent pour l’OIM aussi bien une source de soutien que des concurrents qui risquent d’empiéter sur ces zones d’action. Une manière avec laquelle l’OIM étendit sa marge de manœuvre vis-à-vis des États membres a été de prendre part dans des processus onusiens plus propices à la gestion migratoire. Pour mieux légitimer sa nouvelle doctrine, l’OIM la promut activement lors de la rédaction de l’Agenda 2030 pour le développement durable. Ce processus qui dura de 2013 à 2015 a été plus favorable à la gestion migratoire que les réunions des organes directeurs de l’OIM à Genève. En effet, la rédaction de l’Agenda 2030 n’impliquait pas uniquement les États. Elle mobilisa de nombreuses agences onusiennes avec lesquelles l’OIM s’allia pour inclure la gestion migratoire dans l’objectif de développement durable 10.7. Forte de cette inclusion, l’OIM développa le « Cadre de gouvernance des migrations » en 2015 qui assigna aux États membres des principes de conduite et des objectifs à atteindre pour gérer les migrations selon l’objectif 10.7 de l’Agenda 2030. Les processus onusiens permirent également à l’OIM d’obtenir des ressources financières sans passer par les États membres. Sans discussion préalable avec ces derniers, l’OIM intégra l’approche onusienne des clusters en 2005 en tant que co-cheffe de file du secteur « coordination et gestion des camps » en compagnie du HCR. Cette intégration dans une approche dont la mission consiste à coordonner l’action humanitaire permit à l’OIM d’occuper une position influente au sein du système humanitaire et d’accéder à des financements conséquents.
Toutefois, l’OIM participa à la rédaction de l’Agenda 2030 et intégra l’approche des clusters en étant en dehors du système onusien. Cette situation durait depuis 1951 lorsque l’ancêtre de l’OIM, le Comité intergouvernemental provisoire pour les mouvements migratoires d’Europe, fut créé par 16 États occidentaux pour concurrencer le HCR et l’Organisation internationale du travail soupçonnés d’accointances communistes. Or, l’OIM craignait que son isolement relatif en dehors du système onusien lui porte préjudice en permettant à d’autres agences onusiennes de « dupliquer » ses zones d’action. Bien que participant à l’approche des clusters et aux réunions onusiennes sur le thème des migrations, l’OIM faisait face à plusieurs entraves. Elle était exclue des réunions sur les thèmes de la démographie, du changement climatique et du développement. Elle était aussi régulièrement mise à l’écart des réunions spécifiques à un pays. Et l’ONU refusait que l’OIM copréside de manière permanente le Groupe mondial sur la migration qui entre 2007 et 2018 coordonnait les organisations internationales actives dans le domaine des migrations.
Pour préserver ses zones d’action et assurer sa participation à toutes les réunions onusiennes, l’OIM engagea des négociations avec le Secrétaire général de l’ONU pour rejoindre le système onusien avec le soutien des États-Unis. Ces négociations qui durèrent de 2015 à 2016 aboutirent à l’adhésion de l’OIM à l’ONU en tant qu’organisation apparentée. Les États membres insistèrent pour que l’OIM obtienne ce statut plutôt que celui d’organisation spécialisée pour s’assurer de son indépendance politique et financière vis-à-vis de l’ONU.
Quel a été le rôle de l’OIM lors des négociations sur le Pacte mondial pour les migrations de 2018 ?
L’adhésion de l’OIM au système onusien l’autorisa à participer aux négociations du Pacte mondial pour les migrations qui se déroulèrent en 2017 et 2018. Tout au long des négociations, l’OIM œuvra pour la constitution d’une large alliance d’États, de Processus consultatifs régionaux, d’ONG et d’experts favorables à l’inclusion de la gestion migratoire au sein du nouveau Pacte. L’OIM espérait que cela créerait un agenda international sur les migrations qui obtiendrait un large consensus des États et qui permettrait à l’organisation de renforcer sa position au sein de la gouvernance des migrations. À cet égard, l’OIM proposa d’héberger l’architecture institutionnelle chargée du suivi et de l’évaluation du Pacte, de gérer un fonds mondial pour financer la mise en œuvre du Pacte, et de rédiger des rapports périodiques sur cette mise en œuvre.
Toutefois, les ambitions de l’OIM furent contrariées. Les États membres et l’ONU refusèrent d’octroyer un rôle central à l’OIM dans le suivi, l’évaluation et la mise en œuvre du Pacte. L’OIM a dû se fondre au sein du Réseau des Nations Unies sur les migrations qui regroupe depuis 2018 toutes les agences onusiennes actives dans les migrations et dont le rôle fut limité à « soutenir » les États dans la mise en œuvre du Pacte. De plus, le consensus espéré par l’OIM autour de la gestion migratoire laissa place à des négociations âpres entre pays de destination qui se focalisèrent sur la lutte contre la migration irrégulière et l’expulsion des migrants irréguliers et les pays d’origine qui réclamèrent la prise en charge des « causes profondes » de la migration irrégulière (pauvreté, changement climatique, etc.). Or, ces désaccords ne furent pas résolus. Le Pacte contenait les deux positions sans préciser comment les combiner. Pire encore, le Pacte suscita des contestations vigoureuses de la part de certains pays de destination comme les États-Unis ou l’Italie qui refusèrent de l’adopter pour préserver leur souveraineté.
Younès Ahouga, "Gouverner les migrations. Quatre questions à Younès Ahouga, auteur de l’ouvrage Gouverner les migrations pour perpétuer la mondialisation". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 11.06.2024, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/gouverner-les-migrations/