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Expertise scientifique et multilatéralisme

Que peut-on attendre de la diplomatie scientifique multilatérale sur le climat ?

Kari De Pryck

Boursière postdoctorante du Fonds national suisse de la recherche (FNS) et chercheuse associée à l’Université de Grenoble Alpes (PACTE). Auteure du livre GIEC, la voix du climat (Presses de Sciences Po, 2022).

Cet article revient sur les apports et limites de l’expertise scientifique dans le multilatéralisme, prenant le cas d’une institution souvent citée en exemple : le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), créé en 1988 pour guider les négociations au sein de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (UNFCCC). Tout en nuançant l’influence réelle des organisations internationales d’experts, il revient sur leur rôle d’alerte, mais également de « cartographes » des solutions. Il s’intéresse plus largement au processus de production des recommandations expertes et aux défis rencontrés pour les traduire en action.

Le GIEC, une organisation à l’interface entre science et diplomatie multiltatérale

2021 et 2022 sont des années charnières pour le GIEC, car elles marquent l’apogée de son sixième cycle d’évaluation des connaissances sur les changements climatiques, l’AR6, entamé en 2015. À l’issue de ce long processus, l’organisation aura publié trois rapports spéciaux, trois rapports complets et un rapport de synthèse. Son travail s’est déroulé dans un contexte d’attention accrue pour la question du climat, sur fond de signature de l’accord de Paris en 2015, de mobilisations globales sans précédent de la jeunesse et d’intensification des impacts climatiques dans le monde. L’accord de Paris, qui se distingue par son caractère ambitieux (il est universel et fait notamment mention de l’objectif de limiter la hausse des températures à 1,5°C), mais non contraignant en matière d’objectif chiffré de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), a profondément transformé la place de l’expertise climatique dans les négociations. Alors que le GIEC a longtemps été applaudi pour son rôle d’alerte, il lui est aujourd’hui de plus en plus demandé d’agir en tant que « cartographe » des solutions et de proposer un large éventail de politiques et instruments pour lutter contre les changements climatiques (EDENHOFER et KOWARSCH, 2015; DE PRYCK et WANNEAU, 2017). Les conclusions du GIEC – sur les aspects scientifiques du système climatique (Groupe I), sur les impacts, la vulnérabilité et l’adaptation (Groupe II) et sur l’atténuation aux changements climatiques (Groupe III) – sont largement débattue dans les Conférence des Parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Le président de la COP26, qui s’est tenue à Glasgow en décembre 2021, Alok Sharma, a ainsi déclaré que l’AR6 devait servir de coup de semonce (« wake-up call ») au monde entier.

Quelle influence ?

Depuis 1988, l’organisation réunit des milliers d’experts du monde entier dans l’objectif de faire converger leurs points de vue, tout en soulignant les désaccords et incertitudes qui existent. De plus, ses rapports jouissent d’une forte légitimité, car ils sont validés par ses États membres. En ce sens, le GIEC construit autant qu’il reflète le(s) consensus scientifique(s) sur le climat. Au fil des cycles d’évaluation, il s’est fait le porte-parole des sciences du climat et ses évaluations successives rapportent un message sensiblement similaire année après année. Elles affirment, avec plus de vigueur et d’intensité à chaque nouvelle édition, l’existence d’un réchauffement climatique attribuable aux activités humaines, dont les conséquences vont être désastreuses pour les systèmes socio-écologiques si nos sociétés ne réduisent pas leur dépendance aux énergies fossiles. La publication des rapports du GIEC fait généralement la une des médias, tout en étant acclamée par la plupart des dirigeants du monde, qui affirment fonder leurs politiques climatiques sur les « meilleures » connaissances scientifiques. Pour autant, à l’issue de presque trente années de négociations et l’adoption de plusieurs accords multilatéraux, la parole des scientifiques ne semble pas se traduire en action : les émissions de GES dans l’atmosphère n’ont jamais été aussi élevées et les États peinent à définir des trajectoires climatiques ambitieuses et continuent d’investir dans l’exploitation des combustibles fossiles (gaz, charbon et pétrole).

Dans un monde qui semble, à première vue, accorder beaucoup d’importance aux savoirs experts et à la prise de décisions fondées sur les faits, comment interpréter ce décalage entre l’étendue de la crise climatique telle que présentée par le GIEC et le manque d’ambition politique des États ? Et en quoi les recherches sur le rôle de l’expertise scientifique dans le multilatéralisme peuvent nous aider à le comprendre ? Pour répondre à ces questions, il est important d’ouvrir la boîte noire de l’expertise et de tenir compte du contexte géopolitique dans lequel cette dernière s’insère. Il faut s’intéresser à la manière dont les rapports du GIEC sont produits et réappropriés par les diplomates.

Une influence à nuancer

Tout d’abord, les travaux académiques explorant l’expertise scientifique dans la politique internationale tendent avant tout à relativiser son influence (MITCHELL et al., 2006; LIDSKOG et SUNDQVIST, 2015) Si le GIEC a joué un rôle déterminant dans la mise à l’agenda des changements climatiques, et s’il continue de maintenir une certaine attention sur cette question par la publication de nouvelles évaluations, ses alertes ne sont pas les seuls arguments qui entrent en jeu dans la définition des politiques climatiques internationales. L’expertise scientifique est nécessaire, mais non suffisante. Elle s’ajoute aux – et dans certains cas entre en compétition avec – les intérêts de certains États producteurs et exportateurs d’énergies non renouvelables et, plus largement, avec les ambitions de développement et les logiques capitalistes et extractivistes de nombreux pays. Dans un monde dans lequel la voie du développement passe encore largement par l’exploitation et le commerce des énergies fossiles, les recommandations du GIEC évoluent dans un contexte géopolitique qui le dépasse. De plus, si cela fait plus de trente années que les scientifiques se mobilisent pour le climat, certains États, avec l’aide d’acteurs du secteur industriel, ont passé autant de temps à remettre en question, voire à ignorer leurs conclusions (DEPLEDGE, 2008 ; ORESKES et CONWAY, 2012).

Un enjeu de cadrage

Cela ne veut pas pour autant dire que l’expertise n’influence pas les négociations multilatérales. Cette influence est cependant plus complexe et moins directe qu’on l’imagine souvent. Elle se retrouve dans la manière dont les problèmes sont cadrés, dans les nombreux objets hybrides qui circulent entre les arènes scientifiques et politiques – dont les objectifs de 2°C et de 1,5°C, le budget carbone, ou encore la neutralité carbone. Ces concepts ne sont pas neutres et soutiennent souvent une certaine manière de gouverner le climat (AYKUT et DAHAN, 2015). Le GIEC par exemple privilégie depuis longtemps un cadrage global et techno-managérial des changements climatiques et de leurs solutions, au détriment de cadrages plus diversifiés et pluriels, tels que promues par d’autres épistémologies (sciences sociales interprétatives) et d’autres systèmes de connaissances (locales et indigènes) (FORD et al., 2012). Dans son rôle de « cartographe » des solutions, il est d’ailleurs accusé de légitimer et naturaliser la place de technologies controversées, dont la bioénergie avec captage et stockage du carbone (BECCS) et le captage direct du dioxyde de carbone (DAC), dans les politiques d’atténuation des États (BECK et MAHONY, 2018 ; BRIDAY, DUTRUEIL et GAMBARDELLA, 2021). Pour certains, ces technologies constituent un aléa moral, car elles pourraient retarder l’action climatique, et en particulier la réduction des GES (PRESTON, 2013). De nombreuses incertitudes demeurent également quant à leur capacité à capturer et séquestrer les GES de manière durable et efficace, ainsi qu’aux risques liés à leur déploiement à grande échelle.

Un enjeu de représentation

Ensuite, pour que l’expertise soit influente, il ne suffit pas de transmettre un message, mais aussi de convaincre de la crédibilité et légitimité de son porteur. Pour cela, le GIEC a non seulement mis en place des règles et procédures strictes pour organiser ses activités, mais a également cherché à rassembler un nombre croissant de disciplines et d’experts du monde entier. En tant qu’organisation internationale, le GIEC doit accorder autant d’importance à la représentativité scientifique qu’à l’origine géographique des auteurs qui rédigent ses rapports. Cette représentativité géographique est cependant difficile à atteindre, dans le contexte d’une asymétrie importante dans la production scientifique entre le Nord et le Sud du monde. Malgré de réels efforts pour accroître la participation des experts des pays du Sud, l’organisation reste majoritairement dominée par des scientifiques issues d’institutions occidentales. Elle souffre donc, depuis ses débuts, d’un déficit de légitimité auprès des diplomates des pays du Sud, qui tendent à le considérer comme un outil aux mains des pays industrialisés. Ces diplomates reprochent par exemple au GIEC de ne pas assez bien rendre compte des impacts des changements climatiques dans leurs régions, puisqu’il base ses évaluations principalement sur la littérature scientifique disponible et généralement publiée en anglais. Ils reprochent également à l’organisation de se focaliser beaucoup plus sur les émissions futures (inévitables selon certains pour le développement des pays du Sud) que sur les émissions historiques (dont sont responsables les pays industrialisés) et de ne pas distinguer entre les émissions « de subsistance » et les émissions « de luxe ».

Un enjeu de design

Finalement, l’organisation (design) de l’interface science-diplomatie peut faciliter, mais aussi limiter l’influence des experts. Le GIEC est une organisation unique de par son caractère hybride, scientifique et intergouvernementale. La participation des États à ses activités lui confère une légitimité inégalée qui l’a rendue hégémonique en matière d’expertise sur le climat. Le dialogue entre scientifiques et diplomates permet de les socialiser aux attentes et perspectives des uns et des autres et assure que les enjeux scientifiques ne sont pas remis en question dans les arènes politiques, et en particulier au sein de la CCNUCC. Cependant, cette proximité a un coût et la recherche d’un consensus entre des acteurs aux intérêts multiples et parfois divergents peut se traduire en un accord a minima. Les analyses sociales, économiques et politiques des causes des changements climatiques, ainsi que de l’inaction sont souvent évacuées, car jugées trop critiques des États. En résulte une présentation dépolitisée de la crise climatique, présentée comme un problème « pour » les sociétés et non comme un problème « de » société, et une préférence pour des solutions technologiques, au détriment d’une transformation plus profonde de nos sociétés et d’une dénonciation des rapports de force qui entravent cette transition (FORD et al., 2016 ; DE PRYCK, 2021).

De même, il n’existe à ce jour aucun mécanisme formel par lequel les conclusions du GIEC sont prises en compte dans la CCNUCC et aucun consensus sur comment les intégrer dans son processus de prise de décision. Les conclusions du GIEC sont généralement discutées longuement lors des sommets climatiques, et parfois même contestées par certains États (comme l’Arabie saoudite ou les États-Unis), mais rares sont les recommandations et décisions qui en découlent directement.

Remarques conclusives

L’interface science-diplomatie sur le climat est une des plus avancées en la matière et jouit d’une forte visibilité. Les organisations intergouvernementales d’experts comme le GIEC jouent un rôle crucial pour leur capacité à faciliter le dialogue entre scientifiques et diplomates (mais aussi entre scientifiques de différentes disciplines et diplomates de différents pays) et à rendre compte non seulement de leurs accords, mais aussi de l’étendue de leurs désaccords. Cependant, elles tendent souvent à donner une vision simplifiée des problèmes globaux et à occulter la dimension sociale, politique et économique de ces derniers (LOUIS et MAERTENS, 2021). Les verrous qui entravent l’action sur de nombreux problèmes globaux, dont le climat, restent aujourd’hui plus politiques que scientifiques.

Bibliographie/Références

Aykut, S. C. and Dahan, A. (2015) Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations internationales. Paris: Presses de Sciences Po.

Beck, S. and Mahony, M. (2018) ‘The politics of anticipation: The IPCC and the negative emissions technologies experience’, Global Sustainability, 1, pp. 1–8.

Briday, R., Dutreuil S. and Gambardella, S. (2021) ‘Quel(s) consensus au sujet du recours à l’ingénierie climatique ?’, Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 12, pp. 57-76.

Depledge, J. (2008) ‘Striving for No : Saudi Arabia in the’, Global Environmental Politics, 8(4), pp. 9–35.

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De Pryck, K. and Wanneau, K. (2017) ‘(Anti)-boundary work in global environmental change research and assessment’, Environmental Science & Policy, 77, pp. 203–210.

Edenhofer, O. and Kowarsch, M. (2015) ‘Cartography of pathways: A new model for environmental policy assessments’, Environmental Science & Policy, 51, pp. 56–64.

Ford, J. D. et al. (2016) ‘Including indigenous knowledge and experience in IPCC assessment reports’, Nature Climate Change, 6, pp. 339–353.

Ford, J. D., Vanderbilt, W. and Berrang-Ford, L. (2012) ‘Authorship in IPCC AR5 and its implications for content: Climate change and Indigenous populations in WGII’, Climatic Change, 113(2), pp. 201–213.

Franta, B. (2021) ‘Weaponizing economics: Big Oil, economic consultants, and climate policy delay’, Environmental Politics. Routledge, 00(00), pp. 1–21.

Lidskog, R. and Sundqvist, G. (2015) ‘When Does Science Matter? International Relations Meets Science and Technology Studies’, Global Environmental Politics, 15(1), pp. 1–20.

Louis, M. and Maertens, L. (2021) Why International Organizations Hate Politics. Abingdon-on-Thames: Routledge.

Mitchell, R. B. et al. (2006) Global Environmental Assessments : Information and influence. Cambridge MA: The MIT Press.

Oreskes, N. and Conway, E. M. (2012) Les marchands de doute. Paris: Le Pommier.

Preston, C. J. (2013) ‘Ethics and geoengineering: reviewing the moral issues raised by solar radiation management and carbon dioxide removal’, WIREs Climate Change, 4(1), pp. 23–37.

Pour citer ce document :
Kari De Pryck, "Expertise scientifique et multilatéralisme. Que peut-on attendre de la diplomatie scientifique multilatérale sur le climat ?". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 02.05.2022, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/expertise-scientifique-et-multilateralisme/