Session du Comité chargé des ONG, siège de l’ONU à New York, janvier 2019. ©Alix Defrain-Meunier.
L’inclusion des acteurs non étatiques comme réponse à la crise du multilatéralisme ?
Marc-André Dorel a été chef du Service des ONG au Bureau de l’appui et de la coordination intergouvernementale du Département des affaires économiques et sociales de l’ONU (UNDESA) de 2016 à 2022.
Ce texte a été rédigé à la suite de la séance du 17 novembre 2022 du séminaire de recherche du GRAM (groupe de recherche sur l’action multilatérale), dédié depuis 2015 à l’étude du multilatéralisme et des organisations internationales.
Prévue à l’article 71 de la Charte des Nations Unies, la contribution des organisations non gouvernementales (ONG) aux travaux du Conseil économique et social (ECOSOC) de l’ONU constitue le socle de l’ouverture des mécanismes onusiens à la société civile. Cette relation, conçue comme la possibilité pour ce Conseil de consulter les ONG, est devenue, au gré des dynamiques onusiennes et des résolutions adoptées pour l’encadrer, un droit d’accès de la société civile aux sièges de l’Organisation (New York, Genève et Vienne) et un espace d’expression dans les organes relevant de l’ECOSOC, du Conseil des droits de l’homme et de certaines séances ou réunions spéciales de l’Assemblée générale.
Pour les défenseurs des valeurs démocratiques, la participation des acteurs non étatiques, bien qu’imparfaite, est un acquis important du système de l’ONU. A défaut de réforme visant à approfondir ces mécanismes, tout consensus sur la question étant aujourd’hui hors de portée, il importe de défendre l’espace démocratique ainsi créé, menacé par l’autoritarisme décomplexé de certains, et de saisir les opportunités qui s’offrent dans la vie des organisations internationales pour tirer pleinement profit des prérogatives existantes et faire avancer, même par petite touche, l’inclusion de la société civile à la gouvernance mondiale.
Étant donné le rôle moteur que les organisations militantes jouent au service des causes et valeurs de l’ONU, l’enjeu de l’inclusion est de taille pour la portée des activités de l’Organisation. L’intérêt de la société civile pour le statut consultatif n’a d’ailleurs cessé de croître : 6300 organisations sont aujourd’hui dotées de ce statut, soit quatre fois plus qu’au début des années 2000. Ces dernières années, l’adoption du Programme pour le développement durable à l’horizon 2030 et ses 17 Objectifs (ODD) a encore renforcé cette dynamique. La société civile veille au respect des objectifs arrêtés par les Chefs d’État et de Gouvernement de la planète en 2015, et promeut l’obligation des décideurs à rendre compte de leurs actions (accountability). Au Forum politique de haut niveau sur le développement durable, organisé tous les ans sous les auspices de l’ECOSOC, la société civile, regroupée en « Grands groupes d’acteurs » (Major groups and other stakeholders) jouit d’une grande liberté d’organisation et de nombreux créneaux d’intervention en séance.
La participation des acteurs non étatiques aux organes onusiens est particulièrement marquante sur certaines thématiques fédératrices, telles que la promotion de la femme, les droits de l’homme, les questions sociales ou environnementales. Le nombre de représentants d’ONG aux sessions d’un organe intergouvernemental, à l’instar des Commissions techniques de l’ECOSOC, peut égaler ou excéder celui des représentants des États. Les critères de réussite d’une session intègrent aujourd’hui le nombre de manifestations parallèles (side events) organisées par ou en collaboration avec experts indépendants, ONG ou autres think tanks. La dynamique créée par l’interaction entre ces différents acteurs devient tout aussi, voire plus pertinente, que les résolutions adoptées à l’issue de ces sessions, dont la teneur est souvent diluée par la quête du consensus. Ce « multilatéralisme de terrain » ou « de la militance » contribue à maintenir le cap sur les grands enjeux débattus, là où la confrontation des intérêts géopolitiques menace de faire achopper le débat.
Pourtant, la participation des acteurs non étatiques souffre de nombreuses limites. Même lors des séances officielles des organes auxquels elles ont voix au chapitre, le temps de parole accordé aux ONG est réduit et toutes ne peuvent faire entendre leur voix.
L’Assemblée générale et le Conseil de sécurité, organes politiques majeurs, ne reconnaissent pas les mêmes prérogatives aux ONG que celles accordées au titre du statut consultatif par l’ECOSOC, et leur participation y reste l’exception.
L’influence des acteurs non étatiques sur le travail normatif de l’Organisation est également limitée. Les portes des consultations officieuses lors desquelles les textes de résolution sont négociés leur sont le plus souvent fermées. Seules quelques grandes organisations reconnues peuvent se prévaloir d’une influence réelle sur les documents finaux adoptés. La diversité de ces acteurs, les moyens souvent limités dont ils disposent, et leurs inégales représentativité, légitimité et indépendance vis-à-vis des États, freinent l’émergence d’une société civile forte au sein d’une organisation de nature fondamentalement interétatique. Certains y verront une présence plus symbolique que significative (meaningful), d’autant que ces acteurs restent à l’écart des grands débats stratégiques au plus haut niveau politique.
L’octroi du statut consultatif par l’ECOSOC fait lui-même l’objet de nombreuses critiques. Le Comité chargé des organisations non gouvernementales, organe subsidiaire de l’ECOSOC, procède à une lecture plus politique que technique des dossiers de demande de statut et bloque nombre d’organisations œuvrant à la promotion des droits de l’homme, à la défense de peuples minoritaires où à des questions sensibles telles que la santé et l’éducation sexuelles. Si l’ECOSOC a récemment assis son autorité en octroyant le statut à des organisations dont la demande était artificiellement reportée de longue date par le Comité, l’obtention du statut demeure un processus long et complexe soumis au bon vouloir de certains États influents.
Or, toute réforme d’ampleur, tant sur l’octroi du statut consultatif que sur les modalités de participation des ONG aux organes intergouvernementaux, semble inenvisageable à ce jour au regard du caractère sensible du dossier. Au cas par cas, certains organes techniques mettent en place des mécanismes d’interaction avec la société civile lorsqu’un consensus se dégage. La diversité et la complexité des modes de participation restent donc la règle, de quoi décourager les organisations de la société civile à s’investir à l’ONU…
Les Nations Unies ont trouvé dans les acteurs non étatiques un allié de poids. La polarisation et la politisation accrue des débats, sur fond de fortes tensions géopolitiques, est un obstacle à l’émergence d’un multilatéralisme des peuples (« Nous les peuples » sont les premiers mots de la Charte) et empêche son incarnation par des mécanismes institutionnels adaptés. Dans ce contexte, le risque existe d’une fatigue des acteurs non étatiques qui pourraient se détourner du multilatéralisme car l’investissement n’en vaudrait pas la peine. Aussi, la participation de la société civile dépendra de l’évolution du multilatéralisme lui-même. S’il ne renouvelle pas les dynamiques qu’il a su créer, une perte d’attractivité est à craindre. Il appartient alors aux Nations Unies de proposer de nouvelles modalités d’interaction. Dans son rapport « Notre Programme Commun » (2021), le Secrétaire général, António Guterres, s’est fait l’avocat d’un multilatéralisme en réseau qui impliquerait tous les acteurs, en tirant profit des nouvelles technologies. Il appartient ainsi aux États favorables à la participation de la société civile d’en faire un cheval de bataille dans les différentes enceintes où celle-ci est négociée et organisée, y compris au Comité des ONG, gardien de l’accès de la société civile à l’ONU.
Marc-André Dorel, "Acteurs non étatiques et multilatéralisme. L’inclusion des acteurs non étatiques comme réponse à la crise du multilatéralisme ?". Décryptage de l'actualité [en ligne], 16.02.2023, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/acteurs-non-etatiques-et-multilateralisme/