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Face à la guerre

Non à la guerre en Ukraine
LE 01.03.2023

« Non à la guerre en Ukraine ». © Laurence Leclert / Affiche du Mouvement de la Paix (reproduite avec l’aimable autorisation de l’association)

Les organisations internationales et la guerre en Ukraine

Franck Petiteville

Franck Petiteville est professeur de science politique, Sciences Po Grenoble, Université Grenoble-Alpes, PACTE

Que font les organisations internationales pendant que la guerre fait rage en Ukraine ? Ces organisations peuvent paraitre invisibilisées, démunies, voire insignifiantes face au fracas des armes et à la destruction à l’œuvre en Ukraine. Beaucoup se joue néanmoins dans ces enceintes pour qualifier l’agression, soutenir l’Ukraine, condamner et sanctionner la Russie, documenter les crimes, et élever pour Moscou le prix de la guerre. Les organisations internationales et européennes sont ainsi mobilisées pour interdire à la Russie de Poutine toute légitimité, et peut-être l’impunité, dans son entreprise d’invasion de l’Ukraine.

Les organisations internationales paraissent invisibilisées, démunies, voire insignifiantes face à la guerre de destruction entreprise par la Russie de Poutine en Ukraine depuis le 24 février 2022. Beaucoup se joue pourtant dans les enceintes de ces organisations pour délégitimer la guerre au plan diplomatique, soutenir l’Ukraine, condamner l’agression, rappeler les impératifs du droit international, et documenter les violences occasionnées au nom de la justice internationale.

L’ONU contre la guerre

Dès le lendemain de l’invasion, le Conseil de sécurité de l’ONU est saisi de la question (25 février 2022). Un projet de résolution, rédigé par les États-Unis et l’Albanie, prévoit que le Conseil « déplore l’agression » de l’Ukraine, en violation de l’article 2 de la Charte de l’ONU selon lequel les États membres de l’Organisation « s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État ». Le texte, soutenu par 11 membres du Conseil, se heurte au veto russe. La Chine et l’Inde s’abstiennent. Le débat diplomatique, lors de cette séance du Conseil de sécurité, est extrêmement tendu. Avant le vote, la représentante des Etats-Unis, Linda Thomas-Greenfield déclare : « La Russie a choisi d’infliger d’indicibles souffrances au peuple ukrainien et à ses propres citoyens. La Russie a choisi de violer la souveraineté de l’Ukraine, de violer le droit international et de violer la Charte des Nations Unies. » De son côté, la représentante de la Norvège, Mona Juul, commente ainsi le veto russe : « Avec ses chars, ses missiles, ses bombes, ses avions, ses navires de guerre et ses cyberattaques, non seulement l’agression de la Fédération de Russie viole l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais elle porte également une atteinte grave à la paix et à la sécurité internationales. La Russie fait fi des principes les plus fondamentaux de l’ordre mondial fondé sur des règles que l’ONU incarne depuis la Seconde Guerre mondiale. » Le Représentant de la France, Nicolas de Rivière, enfin, n’est pas moins cinglant : « À cet instant, les missiles russes tuent des civils, bombardent des villes, détruisent des infrastructures essentielles dans le seul but de vassaliser l’Ukraine. Ce sont les rêves de reconquête de l’empire russe qui sont à l’œuvre ici. L’Ukraine est la victime d’une agression préméditée par le Président de la Fédération de Russie. Rien ne pourra jamais la justifier. Aucun membre du Conseil ne la soutient. Le résultat du vote de ce jour est clair : la Russie est seule. »

Le 27 février 2022, les membres du Conseil de sécurité hostiles à l’invasion de l’Ukraine réagissent à la paralysie du Conseil en convoquant une « session extraordinaire d’urgence » de l’Assemblée générale de l’ONU sur la situation en Ukraine. La décision du Conseil de saisir l’Assemblée donne lieu à exactement la même répartition des votes que deux jours plus tôt mais, comme ce vote procédural ne permet pas l’exercice du veto, la Russie ne peut pas le bloquer.

Cette séquence aboutit alors à la résurrection  de la « jurisprudence Acheson » : la mobilisation de l’Assemblée générale pour pallier le blocage du Conseil de sécurité, qui remonte au précédent créé en 1950 à l’initiative du Secrétaire d’État américain, Dean Acheson, au début de la guerre du Corée.[1]Résolution 377 adoptée par l’Assemblée générale le 3 novembre 1950. Utilisée à dix reprises seulement depuis 1950 (notamment pour condamner la répression soviétique en Hongrie en 1956 et l’invasion soviétique de l’Afghanistan en janvier 1980), cette convocation de l’Assemblée générale à propos de l’Ukraine traduit la gravité de la crise.

A l’ouverture de cette session de l’Assemblée le 28 février 2022, le Secrétaire général, Antonio Guterres, pose la tonalité du débat en considérant l’attaque de l’Ukraine comme une « attaque contre le droit international et la Charte des Nations Unies ». Le représentant de la Nouvelle-Zélande qualifie de « honte » l’utilisation du veto par la Russie au Conseil de sécurité alors qu’elle est « la cause directe » du conflit. Les deux jours de débats à l’Assemblée aboutissent le 2 mars 2022 à l’adoption d’une résolution intitulée « Agression contre l’Ukraine » par 141 voix pour, 35 abstentions, et 5 votes contre. Près des 3/4 des États membres de l’ONU ont exprimé leur soutien à un texte qui, rappelant l’article 2 de la Charte, évoque des opérations militaires « d’une ampleur jamais vue en Europe depuis des décennies ». La Russie, qui a évidemment voté contre, n’a été soutenue que par quatre Etats (Biélorussie, Érythrée, Syrie, Corée du Nord). Parmi les abstentionnistes issus essentiellement des pays du Sud, figurent notamment la Chine et l’Inde.

La qualification de l’« agression » russe revêt une portée juridique qui prolonge des résolutions adoptées de longue date par l’Assemblée dans lesquelles elle assimile l’agression à un « crime contre la paix » (Résolution 2625 du 24 octobre 1970) et en répertorie les actes constitutifs (invasion, occupation militaire, annexion, bombardement, blocus, etc.) (Résolution 3314 du 14 décembre 1974). En qualifiant l’agression de l’Ukraine, l’Assemblée générale considère ainsi que celle-ci contrevient au « droit contre la guerre » dont la Charte et l’histoire de l’ONU sont porteuses [Corten, 2020]. Dans une résolution adoptée le 24 mars avec quasiment la même majorité (140 voix), l’Assemblée exprime sa préoccupation à l’égard des civils ukrainiens et « condamne fermement les attaques aveugles et disproportionnées, y compris les bombardements frappant sans discrimination » (Résolution A/RES/ES-11/2).

Le 5 avril 2022, le Conseil de sécurité auditionne le président Zelensky par visioconférence. Son discours intervient au lendemain de la découverte des massacres de Boutcha. Le président ukrainien y évoque les atrocités commises contre les civils, images vidéo à l’appui. Il dénonce l’utilisation par la Russie de son droit de veto comme un « droit de tuer ». Le 11 août, le Conseil de sécurité auditionne le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Rafael Grossi, sur la situation sécuritaire critique de la centrale nucléaire de Zaporijia occupée par des troupes russes. A la tête d’une équipe d’inspecteurs de l’Agence, il se rend sur le site de la centrale le 1er septembre et confirme le risque d’accident nucléaire liés au conflit aux abords de la centrale. Par ailleurs, le 10 octobre, il rappelle que la centrale appartient à l’opérateur ukrainien Energoatom. 

L’ouverture de la 77ème session de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2022, à laquelle assistent en personne 157 chefs d’Etat et de gouvernement (mais ni Poutine ni Xi Jinping), est dominée par les débats sur la guerre en Ukraine. A la tribune le 20 septembre, Emmanuel Macron fustige un « retour à l’âge des impérialismes et des colonies », et stigmatise la Russie pour avoir « rompu notre sécurité collective ». Le 21 septembre, Joe Biden dénonce une guerre dont le but est « d’annuler le droit de l’Ukraine à exister en tant qu’État » et « le droit des Ukrainiens à exister comme peuple ». S’exprimant le même jour par un message enregistré, Zelensky évoque un « crime commis contre l’Ukraine » et réclame, au nom des Ukrainiens, « un juste châtiment : châtiment pour avoir essayé de voler notre territoire, châtiment pour les meurtres de milliers de personnes, châtiment pour la torture et l’humiliation des femmes et des hommes ». Il exige le rétablissement de l’intégrité territoriale de l’Ukraine et le versement de réparations pour les dommages causés par la guerre.

Le 30 septembre 2022, le Conseil de sécurité est saisi d’un projet de résolution qui vise à condamner les annexions des quatre régions ukrainiennes du Donbass par la Russie, après l’organisation de parodies de référendums demandant aux populations locales de se prononcer sur le rattachement de ces régions à la Russie. Dix Etats membres du Conseil votent en faveur de la résolution, qui est de nouveau bloquée par un veto russe, tandis que la Chine, l’Inde, le Brésil, ainsi que le Gabon s’abstiennent.

Le 12 octobre 2022, l’Assemblée générale s’exprime alors sur le même sujet en débattant d’une résolution intitulée « Intégrité territoriale de l’Ukraine : défense des principes consacrés par la Charte des Nations Unies ». La résolution « condamne l’organisation par la Fédération de Russie de soi-disant référendums illégaux dans des régions situées à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’Ukraine et la tentative d’annexion illégale des régions ukrainiennes de Louhansk, de Donetsk, de Kherson et de Zaporijia ». La résolution précise que les référendums et l’annexion de ces territoires n’ont « aucune validité au regard du droit international ». Elle est adoptée par 143 Etats, tandis que 35 Etats s’abstiennent, dont la Chine et l’Inde. Pour voter contre la résolution, la Russie ne peut compter de nouveau que sur le soutien de 4 Etats (Biélorussie, Syrie, Corée du Nord, Nicaragua). « La Russie a tenté d’étouffer le Conseil de sécurité, mais elle a été incapable de faire taire l’Assemblée générale » commente le représentant de l’Union européenne à l’ONU, Olof Skoog,

A l’occasion de l’anniversaire de l’invasion de l’Ukraine, l’Assemblée générale tient une nouvelle session extraordinaire d’urgence les 22-23 février 2023. Au deuxième jour de celle-ci, 141 Etats adoptent une résolution qui « exige de nouveau que la Fédération de Russie retire immédiatement, complètement, et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays ». Plaidant fermement en faveur du respect des conventions de Genève, la résolution appelle « à la cessation immédiate des attaques contre les infrastructures critiques de l’Ukraine et de toute attaque délibérée contre des biens civils ». Elle demande aussi l’ouverture d’enquêtes et l’engagement de « poursuites appropriées, équitables et indépendantes au niveau national ou international pour que les auteurs des crimes les plus graves au regard du droit international qui auront été commis sur le territoire ukrainien répondent de leurs actes, et que justice soit rendue à toutes les victimes et que de futurs crimes soient évités ». A l’occasion de cette session, le Président (hongrois) de l’Assemblée générale, Csaba Kőrösi, dénonce une « agression illégale » et appelle la Russie à « mettre fin à cet enfer d’effusion de sang ».

La majorité de soutien à l’Ukraine à l’Assemblée générale est donc restée remarquablement stable en un an de conflit, de même que le nombre d’abstentions (32 Etats), parmi lesquels toujours la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud. De son côté, avec 7 voix contre la résolution, la Russie n’a que très marginalement élargi ses soutiens (seuls le Mali et le Nicaragua ont rejoint les 4 Etats qui s’étaient rangés à ses côtés le 2 mars 2022).

A l’occasion de l’ouverture de la 78ème session de l’Assemblée générale, Zelensky se rend à New York. A la tribune de l’Assemblée, le 19 septembre 2023, il qualifie de « génocide » la déportation de milliers d’enfants ukrainiens vers la Russie. Le lendemain, invité pour la première fois à participer (physiquement) au Conseil de sécurité, il y dénonce « l’agression criminelle » de la Russie.

Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU (47 États élus par l’Assemblée générale pour un mandat de 3 ans) se mobilise dès le début de la guerre. Le 4 mars 2022, il adopte une résolution dans laquelle il « déplore les souffrances du peuple d’Ukraine » et « condamne dans les termes les plus forts possibles les violations des droits de l’homme » et « les violations du droit international humanitaire résultant de l’agression de l’Ukraine ».[2]Résolution A/HCR/RES/49/1. La résolution est adoptée par 32 voix pour, 13 absentions, et 2 voix contre (la Russie et l’Érythrée).

Le 7 avril 2022, l’Assemblée générale de l’ONU décide de suspendre la Russie du Conseil des droits de l’homme par 93 voix pour, 24 voix contre (dont celle de la Chine), et 58 abstentions (dont celles de l’Inde et du Brésil) (Résolution A/ES-11/L.4). Quoique plus courte que lors des précédents votes de l’Assemblée, la majorité requise des deux-tiers des États participant au vote (sans tenir compte des abstentions) est atteinte. Le seul précédent d’une suspension d’un État au Conseil des droits de l’homme est celui la Libye de Kadhafi en 2011. Le 12 mai 2022, le Conseil des droits de l’homme vote une nouvelle résolution (33 voix pour, 12 absentions et 2 votes contre : Chine et Érythrée) dans laquelle il « condamne fermement » les attaques dirigées contre « des zones résidentielles, des écoles, des jardins d’enfants et des installations médicales », le recours aux bombes à sous-munitions, les « actes de torture », les « exécutions arbitraires et extrajudiciaires », les « disparitions forcées », les « violences sexuelles », les « transferts forcés de population et les violations et atteintes commises contre des enfants » (Résolution A/HRC/S-34/L.1). Le 10 octobre 2023, lors des votes à l’Assemblée générale de l’ONU pour la désignation de 15 nouveaux membres du Conseil des droits de l’homme, la Russie pose sa candidature pour réintégrer l’organe. Elle  échoue à obtenir une majorité suffisante malgré le vote de 83 Etats en sa faveur.

Le 22 février 2024, à la veille du troisième anniversaire de l’invasion russe, le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, déclare que la guerre en Ukraine a eu un « coût humain terrifiant », a infligé « d’immenses souffrances à des millions de civils », et « continue de provoquer des violations graves et généralisées des droits de l’homme ». Le 20 mars 2024, le Haut-Commissariat aux droit de l’homme de l’ONU publie un rapport résultant d’une enquête réalisée  sur des allégations de violations des droits humains dans les territoires envahis par l’armée russe en 2022-23. Le rapport conclut que la Russie s’est livrée à des meurtres de civils ukrainiens, à des détentions arbitraires, à des actes de tortures, ainsi qu’à des disparitions forcées. Le rapport pointe aussi une politique de russification forcée des territoires occupés (notamment l’imposition de la langue russe dans l’espace public et une révision de l’enseignement de l’histoire dans les écoles justifiant l’intervention de la Russie en Ukraine) dans le but de remplacer l’identité ukrainienne par une « identité russe ». Enfin, le rapport pointe aussi les violations de droits humains perpétrées dans les territoires libérés par les forces ukrainiennes à l’encontre de personnes accusées de collaboration avec les autorités russes.

Les juridictions internationales sont également sollicitées. Dès le 26 février 2022, l’Ukraine dépose une requête contre la Russie devant la Cour internationale de justice. Celle-ci ordonne le 16 mars à la Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires » en Ukraine. De son côté, le Procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, ouvre le 2 mars 2022 une enquête au nom de la Cour avec le soutien déclaré de plus d’un tiers des États parties à celle-ci (39 sur 123). L’Ukraine n’en fait pas partie, mais Kiev a accepté la compétence de la Cour pour les allégations de crimes commis sur son territoire à deux reprises depuis 2014. En visite à Boutcha le 13 avril 2022, Karim Khan déclare que « l’Ukraine est une scène de crime ». Le 14 mai, il annonce l’envoi de 42 enquêteurs en Ukraine. Le 2 mars 2023, Karim Khan se rend pour la quatrième fois en Ukraine, cette fois pour enquêter sur les allégations de déportation d’enfants ukrainiens vers la Russie. Le 17 mars 2023, la Chambre préliminaire II de la CPI délivre des mandats d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova (« Commissaire aux droits de l’enfant » au sein du Cabinet du Président de la Fédération de Russie) sur le fondement d’accusations de « crime de guerre de déportation illégale de population » (d’enfants ukrainiens vers la Russie). L’enjeu des transferts d’enfants Ukrainiens vers la Russie est également abordé par les 18 experts du Comité des droits de l’enfant les 22-23 janvier 2024. Après avoir entendu le représentant de la Russie sur ce sujet, le Comité appelle la Russie « à cesser sans retard » son « opération militaire spéciale » pour éviter de nouvelles conséquences « dévastatrices » pour les enfants ukrainiens.

Antonio Guterres donne lui-même de sa personne en faisant une visite à Moscou puis à Kiev (26-28 avril 2022), mais ses offres de cessez-le-feu humanitaires sont ignorées par Poutine et Sergueï Lavrov. Le 28 avril, depuis Boutcha, Guterres exhorte la Russie à « coopérer » avec la CPI sur de « possibles crimes de guerre ». Faut-il y voir la réponse du Kremlin ? Le soir même, des missiles russes s’abattent sur un quartier résidentiel de Kiev, non loin de celui où Guterres est hébergé. Un an plus tard, le 24 avril 2023, à New York, alors que la Russie assure la présidence mensuelle du Conseil de sécurité, Antonio Guterres déclare publiquement à Sergueï Lavrov que « l’invasion russe de l’Ukraine, en violation de la Charte et du droit international, provoque une souffrance massive et la dévastation du pays et de sa population », ajoutant que cette guerre représente la « plus grande tension » du système multilatéral depuis la création de l’ONU. Le 6 juin 2023, réagissant à la destruction du barrage de Kakhovka, il dénonce « une autre conséquence dévastatrice de l’invasion russe de l’Ukraine ».

Rares sont les organisations internationales qui échappent à la guerre et à ses répercussions. Le HCR se mobilise pour assister en urgence les réfugiés ukrainiens (plus de 6 millions au terme de trois mois de conflit). A l’OMS, l’Assemblée mondiale de la Santé adopte, le 26 mai 2022, une résolution condamnant « avec la plus grande fermeté » l’invasion de l’Ukraine et, en particulier, les attaques nombreuses contre ses infrastructures de santé (plus de 250 en trois mois de conflit). La FAO, elle, alerte sur les risques aggravés de dégradation de la sécurité alimentaire pour une cinquantaine de pays du Sud, en raison des effets de la guerre sur les exportations agricoles de l’Ukraine et de la Russie. En février 2024, l’UNESCO, qui utilise l’imagerie satellitaire pour évaluer les dommages causés par la guerre aux sites culturels ukrainiens (lieux de culte, monuments, musées, etc.), avait recensé 341 sites détruits en deux ans de guerre. La guerre est « littéralement toxique » a déclaré de son côté la Directrice exécutive du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), Inger Andersen, le 23 février 2023, à la suite du recensement par le PNUE de très nombreux incidents de pollution atmosphérique et de contamination des eaux par les bombardements des infrastructures énergétiques et industrielles. Au total, plus de 1400 agents des Nations Unies sont présents en Ukraine au titre en particulier de l’aide humanitaire apportée aux civils ukrainiens.

Le G 20 de Bali (15-16 novembre 2022) est également impacté par la guerre. Alors que Poutine ne fait pas le déplacement et délègue la représentation de la Russie à son ministre des Affaires étrangères, Sergeï Lavrov, Zelensky, autorisé à intervenir par visioconférence, déclare que « la guerre destructrice de la Russie doit et peut être arrêtée ». Les délégations du G20 aboutissent à un communiqué commun dans lequel « la plupart des Etats membres [du G20] condamnent fermement la guerre en Ukraine ». Ils déplorent également le fait que le conflit « sape l’économie mondiale » et, dans une allusion très claire au chantage nucléaire récurrent de Poutine, soulignent que «l’usage ou la menace d’utiliser des armes nucléaires est inadmissible ».

L’impact différencié de la guerre sur les organisations européennes

Parmi toutes les organisations européennes, l’OSCE est certainement la plus ébranlée. Ayant au cœur de son mandat de prévenir les conflits entre ses 57 membres, elle subit, avec l’attaque de grande ampleur de l’un de ses membres par un autre, la pire crise de son histoire. La mission d’observation du cessez-le-feu, déployée par l’OSCE en Ukraine depuis 2014 dans le cadre des accords de Minsk de 2014-15, a été prise de court par l’invasion russe et a dû être rapatriée en urgence.[3]En septembre 2020, la mission comptait plus de 1300 agents parmi lesquels plus de 700 observateurs. Depuis, Moscou bloque le consensus nécessaire au sein de l’organisation pour reconduire sa mission en Ukraine. Formellement, la Russie maintient en effet sa participation à l’OSCE. Héritière du forum de concertation « Est-Ouest » forgé à l’époque de la CSCE des années 1970, l’OSCE ne comporte pas, en effet, de mécanisme d’exclusion. Un Conseil ministériel de l’OSCE se tient les 30 novembre et 1er décembre 2023, à Skopje (Macédoine du Nord), suscitant le boycott de la réunion par les ministres des Affaires étrangères de l’Ukraine et des Etats baltes.

Il en va différemment, en revanche, du Conseil de l’Europe, né en Europe occidentale en 1949 avant d’intégrer les anciens pays du bloc socialiste après la guerre froide (dont la Russie en 1995). Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe prend rapidement des mesures de rétorsion à l’égard de la Russie, suspendue dès le 25 février, puis exclue de l’organisation le 16 mars 2022. Les 16 et 17 mai 2023, les 46 Etats membres du Conseil de l’Europe se réunissent à Reykjavik au niveau exceptionnel des chefs d’Etats et de gouvernement (formation assez rare, la quatrième dans l’histoire de l’organisation). Le sommet entérine la création d’un « registre international des dommages causés par l’agression de la Russie contre l’Ukraine ».

L’Union européenne (UE), quant à elle, s’est mobilisée de différentes manières contre l’agression russe. En un an de conflit, elle a notamment adopté 11 paquets de sanctions économiques, financières, technologiques et énergétiques. Selon la Commission européenne, deux ans après le début du conflit, 58 % des exportations des Vingt-Sept vers la Russie et 61 % de leurs importations d’avant-guerre sont désormais interdites, et près de 70 % du secteur financier russe sont sous sanction. Parallèlement, les sanctions ciblées (interdiction de voyage, gel des avoirs) visent 1612 personnalités russes impliquées dans la guerre et/ou liées aux cercles du pouvoir poutinien, ainsi que 332 entités (banques et entreprises liées au régime et au complexe militaro-industriel, parti « Russie unie », milice Wagner, médias d’Etat, etc.).

La solidarité de l’UE avec l’Ukraine se manifeste par des gestes diplomatiques forts, à commencer par l’ouverture d’une perspective d’adhésion de celle-ci. En visite à Kiev le 8 avril 2022, Ursula Von der Leyen et Josep Borrell transmettent à Zelensky un document formalisant la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Le 23 juin 2022, le Conseil européen accorde à l’Ukraine le statut de candidat. Le 2 février 2023, Ursula Von der Leyen fait le chemin de Kiev, accompagnée de quinze commissaires européens pour faire avancer la candidature de l’Ukraine à l’adhésion. Le 2 octobre 2023, les ministres des Affaires étrangères des Etats membres de l’UE (à quelques exceptions près dont la Hongrie) se rendent collectivement à Kiev pour exprimer à nouveau la solidarité européenne avec l’Ukraine. Début novembre 2003, Ursula Von der Leyen se rend à Kiev (pour la sixième fois depuis le début de la guerre) et y réaffirme le soutien « inébranlable » de l’UE à l’Ukraine.

Finalement, le Conseil européen du 14 décembre 2023 ouvre officiellement les négociations d’adhésion de l’Ukraine. Viktor Orban, au nom de la Hongrie, accepte de quitter la réunion du Conseil lorsque les 26 autres chefs d’Etat et de gouvernement prennent cette décision. Orban bloque en revanche l’adoption d’un soutien financier à Kiev de 50 milliards d’euros d’ici 2027. Le 1er février 2024, les Vingt Sept parviennent à surmonter les réticences de Viktor Orban et accordent une nouvelle enveloppe de 50 milliards d’euros d’aide économique et civile à l’Ukraine.

L’UE se mobilise également sur le registre militaire. Dans le cadre des financements de la Facilité européenne pour la paix, l’UE a déboursé plus de 3 milliards d’euros en 2022 pour contribuer au remboursement des équipements militaires cédés par les Etats membres à l’Ukraine. L’UE a aussi lancé à l’automne 2022 une mission d’assistance militaire destinée à former à terme 15 000 soldats ukrainiens dans plusieurs Etats membres.

Les violations manifestes du droit international commises par la Russie en Ukraine suscitent des réactions de l’UE à différents niveaux. Le 30 novembre 2022, Ursula Von der Leyen se prononce en faveur de la création d’un « tribunal spécial soutenu par les Nations unies pour enquêter et poursuivre en justice les crimes d’agression de la Russie » contre l’Ukraine. De son côté, le Parlement européen réagit à la destruction des infrastructures énergétiques ukrainiennes en adoptant, le 23 novembre 2022, une résolution qui qualifie la Russie d’Etat « soutenant le terrorisme » (résolution adoptée par 494 voix contre 58 voix et 44 abstentions). La résolution souligne que « les attaques délibérées et les atrocités commises par les forces russes et leurs mandataires contre les civils en Ukraine, la destruction des infrastructures civiles et d’autres violations graves du droit international et du droit humanitaire équivalent à des actes de terreur ».

A noter que cette politique de l’UE est assez largement soutenue par les opinions publiques européennes. Selon en effet un Eurobaromètre rendu public par la Commission européenne le 13 décembre 2023, 89 % des Européens sondés soutiennent l’aide humanitaire apportée à la population ukrainienne, 84 % approuvent l’accueil de réfugiés ukrainiens, 72 % sont favorables aux sanctions contre la Russie, 61% approuvent l’octroi par l’UE du statut de pays candidat à l’Ukraine, et 60 % soutiennent le financement par l’UE d’équipements militaires au profit de l’Ukraine.

L’OTAN, enfin, était aux avants postes de la guerre en Ukraine avant même le déclenchement des hostilités. On se souvient en effet qu’en décembre 2021, la Russie avait soumis à l’OTAN une série d’exigences écrites visant à obtenir de l’organisation un engagement à stopper ses élargissements et à retirer ses troupes des Etats devenus membres depuis la fin des années 1990. Ces demandes ont été jugées irrecevables par les États membres de l’OTAN. Cet exercice de diplomatie coercitive aura permis à Poutine de recycler le thème de « l’encerclement » de la Russie par l’OTAN et de l’ajouter à la liste de ses justifications de guerre. Par ailleurs, aucune négociation d’adhésion n’étant engagée entre l’OTAN et l’Ukraine – adhésion inenvisageable pour un pays en guerre (depuis 2014) –, l’argument d’un élargissement programmé de l’OTAN à l’Ukraine aura constitué un prétexte de plus à la guerre [Zima, 2022].

A contrario, la guerre en Ukraine relance l’OTAN à grande échelle : activation de sa force de réaction rapide de 40 000 hommes, retour de troupes américaines en Europe à un seuil de 100 000 hommes,[4] transferts de troupes sur son flanc est. Mieux, le 18 mai 2022, deux États historiquement neutres, la Suède et la Finlande, déposent des demandes d’adhésion. Le sommet de Madrid de l’OTAN (28-30 juin) entérine leurs demandes. L’adhésion effective des deux pays nordiques nécessite toutefois une ratification de la part des 30 États membres de l’OTAN. Celle-ci est d’abord obtenue par la Finlande, qui adhère à l’OTAN le 4 avril 2023. La demande d’adhésion de Stockholm, elle, se heurte pendant plus d’un an aux objections d’Erdogan relatives à la présence en Suède de réfugiés kurdes qu’il considère comme des « terroristes » du PKK. De son côté, Viktor Orban diffère le vote du Parlement hongrois sur la question. Après une série de concessions du gouvernement suédois visant à répondre aux demandes d’Ankara, le 10 juillet 2023, à la veille du Sommet de l’OTAN prévu à Vilnius, Erdogan fait savoir qu’il accepte de transmettre le protocole d’adhésion de la Suède au Parlement turc. Le 23 janvier 2024, celui-ci vote en faveur de l’adhésion de la Suède à l’OTAN à une large majorité. Le vote également favorable du Parlement hongrois, le 26 février 2024, clôt le processus de ratification à l’unanimité des Etats membres de l’OTAN et ouvre la voie à l’accession de la Suède.

La perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, ardemment souhaitée par Zelensky, elle reste  incertaine. Lors de sa visite à Kiev, le 20 avril 2023, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, déclare que « le futur de l’Ukraine est dans l’OTAN ». Pour autant, lors du sommet de Vilnius des 11-12 juillet 2023, les Etats membres de l’Alliance atlantique s’en tiennent à un communiqué vague selon lequel  l’Ukraine rejoindrait l’OTAN « lorsque les alliés l’auront décidé et que les conditions seront réunies ».

Conclusion

Il aurait été dans les intérêts de Poutine que la guerre en Ukraine apparaisse aux yeux du monde comme une opération de maintien de l’ordre géopolitique local de la Russie dans sa « sphère d’influence » historique. Il n’en a rien été. La guerre est majoritairement perçue à l’ONU et en Europe comme une guerre d’agression contre un Etat souverain, semant la dévastation en Ukraine, déstabilisant l’ordre international, et dressant une liste de crimes de guerre chaque jour plus longue. Les organisations internationales et européennes ont joué leur partition dans cette délégitimation collective de l’invasion de l’Ukraine, en qualifiant l’agression et en témoignant, pour l’avenir et pour la justice internationale, de l’ampleur des violences infligées à la population ukrainienne. L’ordre européen en sort également bouleversé : l’Union européenne et l’OTAN ont fait preuve, dans l’ensemble, d’une mobilisation sans précédent pour contenir l’impérialisme de la Russie de Poutine.

Notes

Notes
1 Résolution 377 adoptée par l’Assemblée générale le 3 novembre 1950.
2 Résolution A/HCR/RES/49/1. La résolution est adoptée par 32 voix pour, 13 absentions, et 2 voix contre (la Russie et l’Érythrée).
3 En septembre 2020, la mission comptait plus de 1300 agents parmi lesquels plus de 700 observateurs.
Bibliographie/Références

Corten, O. (2020). Le droit contre la guerre. Paris : Pedone, 2020. 3ème éd.

Zima, A. (2022). « OTAN-Ukraine : quelle perspective d’adhésion ? ». Brève stratégique de l’IRSEM n°32.

Pour citer ce document :
Franck Petiteville, "Face à la guerre. Les organisations internationales et la guerre en Ukraine". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 01.03.2023, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/face-a-la-guerre-les-oi-et-la-guerre-en-ukraine/