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Le Palais de la Paix, siège de la Cour internationale de Justice, à La Haye (Pays-Bas). Ludvig14 / Wikimedia Commons, CC BY-SA 4.0
L'intersection du droit et de la politique
S.E. M. Juan Manuel Gómez Robledo est Juge à la Cour internationale de Justice. Avocat et diplomate, il a notamment été Ambassadeur du Mexique en France et Représentant permanent adjoint de son pays auprès de l’Organisation des Nations unies.
Ce texte fait suite à l’intervention du Juge Juan Manuel Gómez Robledo lors de la séance du 26 septembre 2024 du séminaire de recherche du GRAM, consacrée à la Cour internationale de Justice face au conflit israélo-palestinien. La présentation du Juge a ensuite été discutée par Evelyne Lagrange, Professeure à l’université Paris 1.
La Cour internationale de Justice (CIJ) connaît aujourd’hui un nombre d’affaires sans précédent, témoignant du recours croissant des États à son arbitrage. Cette tendance s’accompagne d’un usage accru des procédures incidentes, telles que les demandes en indication de mesures conservatoires ou les requêtes à fin d’intervention, reflétant la place toujours plus centrale de la Cour dans le règlement des différends internationaux.
Dans ce contexte, la frontière entre le droit et la politique devient particulièrement saillante, notamment lorsque la Cour est saisie de questions touchant à des crises internationales fortement médiatisées. Le présent article se propose d’examiner cette dynamique à travers le prisme du rôle croissant de la CIJ dans les affaires aux implications géopolitiques majeures, en prenant notamment pour exemple les récentes procédures engagées dans le cadre du conflit israélo-palestinien.
I. Augmentation de l’activité devant la Cour
Un bref aperçu du rôle général de la Cour peut nous aider à mettre en lumière l’augmentation et la diversité de ses activités récentes. Celui-ci comprend actuellement 23 affaires pendantes, impliquant des États de toutes les régions du monde et portant sur un large éventail de sujets, allant des délimitations terrestres et maritimes au changement climatique, en passant par des questions d’immunité diplomatique et du droit d´asile jusqu´à l’application de la convention sur le génocide, ainsi que de la convention contre la torture, pour ne citer que quelques exemples.
En ce qui concerne les mesures conservatoires, on constate une forte augmentation des demandes en indication de ces mesures au titre de l’article 41 du Statut de la Cour. Pour illustrer cette tendance, en seulement six mois (de février à juillet 2024), la Cour a rendu cinq ordonnances relatives à des mesures conservatoires[1]. Cette augmentation ne concerne pas seulement les demandes qui accompagnent les requêtes introductives d´instance. En effet, jusqu’à présent, il était très rare que les parties déposent plus d’une demande de mesures conservatoires au titre d´une seule procédure. Dans trois procédures pendantes[2], la Cour a été saisie de demandes en indication de mesures additionnelles et de modification de mesures ordonnées préalablement, comme le prévoient, respectivement, les articles 75 et 76 du Règlement de la Cour. Il reste à voir si ce recours accru aux mesures conservatoires se poursuivra.
En ce qui concerne les interventions, les États ont également eu davantage recours à cette procédure, que ce soit en vertu de l’article 62 ou de l’article 63 du Statut de la Cour. En l’affaire relative à des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), 32 États—un nombre record—sont intervenus durant la phase des exceptions préliminaires soulevées par la Russie. Signe de cette tendance, un certain nombre d’États ont déjà déposé des demandes à fin d’intervention ou annoncé publiquement leur intention de le faire en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), avec certains pays invoquant pour cela l’article 62 du Statut, d’autres l’article 63, ou les deux articles à la fois.
En outre, le recours accru ne se limite pas aux affaires contentieuses, mais s’applique également aux procédures consultatives. La Cour est actuellement saisie de deux demandes d’avis consultatif après en avoir rendu un en juillet dernier sur la question des Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est. À travers ces demandes, la Cour a été saisie de questions aussi diverses que le droit de grève, les obligations des États en matière de changement climatique et le droit à l’autodétermination et le droit de l’occupation. Ainsi, force est de constater que les États ont augmenté et diversifié leur saisine de la Cour.
II. Comprendre le recours accru à la CIJ
L’augmentation significative du nombre d’affaires portées devant la Cour internationale de Justice soulève une question centrale : pourquoi des États souverains, qui n’ont souvent pas souscrit à la compétence obligatoire de la Cour, acceptent-ils néanmoins de se soumettre à son jugement ?
Pour tenter d’y répondre, nous explorerons, dans un premier temps, les explications dites « pessimistes », qui perçoivent ce phénomène comme le reflet d’intérêts stratégiques et politiques plutôt que d’une véritable volonté de faire respecter le droit international. Nous examinerons, dans un second temps, les interprétations « optimistes », selon lesquelles cette tendance traduit une consolidation du droit international et un renforcement de la confiance des États envers la CIJ.
Au-delà de ces approches issues de l´etat actuel des relations internationales, une analyse doctrinale s’impose. Nous étudierons ainsi, à titre d´exemple, le rôle des avis consultatifs de la Cour et leur contribution à la stabilité des relations internationales, avant d’aborder une explication fondée sur sa jurisprudence contentieuse, notamment à travers le concept des obligations erga omnes partes.
Bien que ces différentes perspectives ne soient pas nécessairement exclusives les unes des autres, leur examen permet de mieux saisir les dynamiques qui façonnent aujourd’hui le recours accru à la CIJ.
1. Explications « pessimistes »
L’augmentation récente du recours à la Cour pourrait être considérée comme un symptôme d’un problème plus large dans le système politique multilatéral, à savoir la difficulté croissante des organes politiques des Nations Unies, tels que le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale, à régler les différends de manière efficace. L’usage, ou l´abus, du droit de veto au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies illustre bien ce propos. À la fin de la guerre froide, le Conseil de sécurité semblait s’être extirpé, non sans mal, d’un blocage institutionnel dû à un usage massif du droit de veto de la part des membres permanents. En revanche, sur les dix dernières années (2014-2024), 48 vetos ont été opposés, contre seulement 33 sur les 24 années précédentes (1990-2014)[3].
À titre d’exemple, sur la question du Moyen Orient, depuis ses débuts en 1946, l´action du Conseil de sécurité s’est vue entravée à 42 reprises par l’usage du droit de veto, y compris en ce qui concerne la question palestinienne. Sur ces 42 vetos, 9 ont été opposés entre 2023 et 2024, soit près d’un quart. Au vu de cette impasse politique, il n’est pas surprenant que la Cour ait été saisie de la question palestinienne à quatre reprises, une fois en 2004[4], et trois fois l’année dernière[5].
Cette recrudescence de l’usage du veto aurait conduit les États frustrés par le processus politique multilatéral à chercher une résolution judiciaire des différends.
La Cour est donc devenue une instance de plus en plus recherchée par les États qui souhaitent lui soumettre des questions ou des différends complexes, bien qu’il faille souligner que la Cour est un organe intrinsèquement judiciaire qui ne peut résoudre que les questions juridiques qui lui sont soumises et qui relèvent de sa compétence.
Une autre explication possible tient au fait que la participation aux procédures de la Cour permet aux États de faire avancer leurs objectifs de politique étrangère de manière visible. Selon cette hypothèse, étant donné qu’il faut attendre parfois de nombreuses années pour parvenir à un arrêt définitif sur le fond, les mesures conservatoires peuvent représenter pour certains États un moyen d’obtenir une victoire, ne serait-ce qu’à titre temporaire. N´oublions pas qu´il est désormais acquis que les ordonnances en indication de mesures conservatoires sont juridiquement contraignantes.
Dans cette optique « pessimiste », le nombre croissant d’interventions des États au titre de l’article 63 du Statut de la Cour pourrait être considéré comme une indication de la politisation des affaires portées devant elle, les États utilisant leurs interventions pour envoyer des messages principalement de nature politique.
Ces explications « pessimistes », tirées d’une perspective relevant de la « Realpolitik » pour interpréter la situation actuelle, peuvent nous aider à comprendre, dans une certaine mesure, les considérations qui motivent les États à recourir aux procédures de la Cour et le rôle de cette dernière au carrefour du droit et de la politique. Toutefois, ces explications ne touchent que partiellement à la panoplie des considérations qui expliquent le recours accru à la Cour. Passons donc maintenant aux explications « positives ».
2. Explications « positives »
Il existe plusieurs explications « positives » pour comprendre l’augmentation récente du recours des États à la juridiction de la Cour.
L’une des explications principales du recours accru à la Cour, qui découle des objectifs mêmes qui ont motivé la communauté internationale à établir cette institution judiciaire en 1945, est que cette augmentation reflète la confiance croissante des États dans la capacité de la Cour à résoudre les différends interétatiques. Cette confiance repose sur la capacité de la Cour à appliquer le droit international de manière impartiale, indépendante et avec autorité, ce que les États considèrent comme utile pour la résolution de leurs différends et le maintien des relations pacifiques. En effet, la légitimité institutionnelle de la Cour repose sur la cohérence de sa jurisprudence et la rigueur de ses décisions. Au fil du temps, la Cour ayant fait ses preuves par ses arrêts, qui dans leur ensemble ont été mis en œuvre, les États ont reconnu la qualité et l’autorité de ses travaux et estiment, par conséquent, que porter leurs différends devant elle est un moyen précieux de résolution des conflits.
Le rôle de la Cour en tant qu’organe judiciaire principal de l’ONU peut également susciter chez les États l’attente ou la conviction qu’elle est la mieux placée pour harmoniser l´interprétation et par conséquent le développement du droit international, en évitant sa fragmentation. Cela est d´autant plus vrai depuis que l´on assiste a l´établissement de nouvelles juridictions, telles que la Cour pénale internationale.
Une autre explication est que les États utilisent le droit international et les procédures de la Cour pour influencer le comportement des autres États, c’est-à-dire pour qu’ils se conforment aux obligations qui leur incombent en vertu du droit international. Rappelons que les décisions de la Cour sont contraignantes entre les parties en vertu de l’article 59 de son Statut. En outre, la Cour a confirmé, comme nous l´avons dit, depuis l’affaire LaGrand, que ses ordonnances en indication de mesures conservatoires sont juridiquement contraignantes en vertu de l’article 41 de son Statut. Bien que la Cour n’ait pas le pouvoir inhérent de mettre en œuvre ses arrêts et ordonnances, nous constatons en effet que la grande majorité des États comparaissant devant elle les respectent et s’y conforment.
Les États eux-mêmes disposent bien entendu de moyens pour faire exécuter les arrêts de la Cour par le biais d’autres organes des Nations Unies. L’article 94 de la Charte des Nations Unies autorise le recours au Conseil de sécurité pour l’exécution des arrêts de la Cour, même si ce recours reste rare. En matière consultative par ailleurs, l´Assemblée générale a aussi adopté des résolutions de suivi de ses avis.
3. Les avis consultatifs : une contribution au droit international et à la stabilité des relations internationales
Les facteurs susmentionnés peuvent expliquer l’augmentation récente des demandes d’avis consultatifs adressées à la Cour. Au cours des dernières décennies, les demandes d’avis consultatifs ont de plus en plus porté sur des questions d’intérêt fondamental pour la communauté internationale dans son ensemble, plaçant ainsi le travail judiciaire de la Cour à l’intersection du droit et de la politique.
À noter qu’il a été parfois reproché à la Cour d’accepter de rendre un avis consultatif sur une question qui visait en réalité à régler un différend, ce qui contournerait le principe du consentement des États à se soumettre à la compétence de la Cour. La CIJ a répondu de manière claire à ces accusations, en rappelant que « l’avis est donné par la Cour non aux États, mais à l’organe qui l’a demandé »[6]. Ainsi, comme elle l’a souligné dans son avis consultatif sur la licéité des armes nucléaires :
« dès lors que l’Assemblée a demandé un avis consultatif sur une question juridique par la voie d’une résolution qu’elle a adoptée, la Cour ne prendra pas en considération, pour déterminer s’il existe des raisons décisives de refuser de donner cet avis, les origines ou l’histoire politique de la demande, ou la répartition des voix lors de l’adoption de la résolution »[7].
En d’autres termes, l’égalité qui prévaut entre les organes principaux des Nations Unies fait qu’il « n’appartient pas à la Cour de prétendre décider si l’Assemblée a ou non besoin d’un avis consultatif pour s’acquitter de ses fonctions »[8].
Il convient d’ailleurs de noter que la CIJ n’a jamais refusé de répondre à une demande d’avis consultatif relevant de sa compétence. Au contraire, la Cour donne la priorité aux avis consultatifs car, en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies, en y répondant, elle rend service à l’ensemble des États membres. Comme l’a déclaré la Cour, « sa réponse à une demande d’avis consultatif constitue sa participation … à l’action de l’Organisation et, en principe, … ne devrait pas être refusée. »[9]
L’objet des procédures consultatives a évolué. Au cours des premières années d’activité de la Cour, l’accent a été mis sur les questions liées au travail, à la nature juridique et à d’autres questions relatives au droit régissant les organisations internationales.
Ces questions ont rapidement évolué vers des questions plus larges et plus diverses sur le droit international général, y compris, par exemple celle sur les Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Au cours des dernières décennies, les demandes d’avis consultatifs ont porté sur certaines des questions les plus difficiles auxquelles la communauté internationale et l’humanité sont confrontées. Quelques exemples sont :
- Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires ;
- Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé ; et
- Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965.
Bien que les avis consultatifs ne soient pas juridiquement contraignants, le recours croissant des États aux demandes d’avis consultatifs illustre le poids juridique et l’autorité morale que les États attachent à ces avis. Ainsi, les avis consultatifs servent à éclaircir et à développer le droit international, ce qui peut contribuer au règlement des différends. De même, lorsque la communauté internationale se trouve en désaccord sur des questions politiques qui revêtent également un aspect juridique, la Cour peut être amenée à se prononcer sur ce dernier par le biais de l’avis consultatif.
Ceci est illustré par l’avis consultatif rendu en juillet dernier, qui donna à la Cour l’occasion de se prononcer sur nombre de questions épineuses faisant blocage aux Nations Unies. Ainsi, la Cour a apporté des clarifications nécessaires sur la question de (i) l’unité du territoire palestinien occupé et son indivisibilité, (ii) l’occupation prolongée de Gaza et le régime juridique applicable, (iii) la colonisation de la plus grande partie de la Cisjordanie, et (iv) les conséquences juridiques pour Israël, les autres États et les Nations Unies. Chacune de ces quatre questions mérite une brève analyse.
Premièrement, la Cour a rappelé que le territoire palestinien occupé comporte la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza et, que « du point de vue juridique, le Territoire palestinien occupé constitue une seule et même entité territoriale, dont l’unité, la continuité et l’intégrité doivent être préservées et respectées » (Avis consultatif sur le Terriotire palestinien occupé, par. 78). Bien qu’à mon sens l’avis consultatif aurait pu être plus explicite sur le caractère étatique de la Palestine, la Cour a néanmoins apporté une réponse claire à la question de l’unité et de l´indivisibilité du territoire palestinien occupé.
En second lieu, il était question de savoir si le caractère prolongé de l’occupation était susceptible de modifier l´applicabilité du droit international humanitaire, en particulier la quatrième convention de Genève. Là aussi, la Cour s’est montrée formelle : « le fait qu’une occupation se prolonge ne modifie pas en soi son statut juridique au regard du droit international humanitaire » (par. 109).
De surcroît, la Cour a précisé que si la prolongation de l’occupation ne changeait en rien son statut juridique au regard du droit international humanitaire, l’appréciation de sa licéité devait en revanche se faire à l’aune d’autres règles du droit international, telles que l’interdiction de l’acquisition de territoire résultant du recours à la menace ou à l’emploi de la force, ainsi que le droit à l’autodétermination. Dans le cadre de cet avis consultatif, la Cour a déterminé que les politiques et pratiques d’Israël étaient en violation de ces règles (dispositif, par. 3).
Troisièmement, la Cour s’est prononcée sur la politique israélienne de colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, qu’elle considère en violation du droit international, notamment en ce qui concerne : le transfert par Israël de colons dans ces régions et le maintien de leur présence (par. 119) ; l’expansion des colonies reposant sur la confiscation illégale de terres (par. 120, 122) ; l’exploitation des ressources naturelles qui bénéficient principalement aux colons israéliens, au détriment des Palestiniens (par. 133) ; le remplacement du droit local en Cisjordanie par son propre droit militaire (par. 136) ; le déplacement forcé de la population palestinienne (par. 147) ; et les nombreuses violences commises par les colons et les forces israéliennes contre les Palestiniens (par. 154).
De plus, la CIJ s’est dite profondément inquiète de l’intensification de la politique de colonisation, avec une augmentation significative de la construction de nouvelles unités de logement dans les colonies. La Cour a donc affirmé que la colonisation israélienne en Cisjordanie et à Jérusalem-Est est illicite et constitue une violation continue du droit international (par. 155-156).
Enfin, l’avis consultatif a examiné quelles conséquences juridiques devaient en être tirées pour Israël, les autres États et les Nations Unies. En ce qui concerne Israël, la Cour a été de l’avis qu’il était dans l’obligation (i) de mettre fin à sa présence illicite dans le Territoire palestinien occupé dans les plus brefs délais ; (ii) cesser immédiatement toute nouvelle activité de colonisation, et d’évacuer tous les colons du territoire en question ; et (iii) de réparer le préjudice causé à toutes les personnes physiques ou morales concernées. Les autres États ainsi que les Nations Unies ont, quant à eux, l’obligation de ne pas reconnaître comme licite la situation découlant de la présence illicite de l’État d’Israël dans le Territoire palestinien occupé. De plus, les autres États ont également l’obligation de ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation créée par la présence continue de l’État d’Israël dans ledit territoire.
On peut observer que l’avis consultatif de la Cour est en train de susciter certains changements sur le plan politique. Au début du mois de septembre, le Royaume-Uni a suspendu une partie de ses ventes d’armes à Israël, en dépit des protestations de ce dernier.
De son côté, le 18 septembre l’Assemblée générale a adopté une résolution prenant acte de l’avis consultatif de la Cour. Dans cette résolution, l’Assemblé se félicite de l’avis rendu par la Cour, et y reprend ses différentes conclusions concernant l’illicéité des pratiques d’Israël, exigeant de ce dernier « qu’il s’acquitte sans délai de toutes les obligations juridiques que lui impose le droit international, y compris celles énoncées par la Cour internationale de Justice ». De plus, l’Assemblée générale a demandé au Gouvernement suisse, en tant que dépositaire des Conventions de Genève, de convoquer une conférence des Hautes Parties contractantes à la quatrième Convention de Genève dans les six mois. Ainsi, bien que ce soit l’impasse politique qui ait été à l’origine de la saisine de la Cour, l’avis consultatif rendu par celle-ci, parce qu´il clarifie le droit, devrait pouvoir encadrer les termes de la relance du processus de paix, qui passe nécessairement par la solution à deux États.
En résumé, par le biais de ses avis consultatifs, la Cour joue un rôle croissant à l’intersection du droit international et de la politique. Au fur et à mesure que les États lui soumettent des questions juridiques, la Cour continuera à exercer cette fonction et à contribuer au développement progressif du droit international, ce qui contribuerait à son tour au règlement des différends et au maintien de relations pacifiques entre les États. Par exemple, après l´avis consultatif concernant la décolonisation de Maurice, le Royaume-Uni a annoncé avoir accepté d´engager des négociations sur la question de l´archipel des Chagos.
4. Explication jurisprudentielle : obligations erga omnes partes
Enfin, au-delà des explications « pessimistes » et « positives » du recours croissant à la Cour, je voudrais brièvement noter une explication de ce phénomène d’un point de vue jurisprudentiel. L’une des raisons de l’augmentation récente aussi des procédures contentieuses peut être expliquée par la force qu´a acquis la notion des obligations erga omnes partes. La notion d’obligations erga omnes partes permet à un État partie à un traité protégeant des droits recouvrant des valeurs universelles d’invoquer la responsabilité d’un autre État partie en violation de ces obligations, même s’il n’est pas directement affecté par la violation alléguée. Si cette notion est reconnue depuis longtemps, en particulier depuis l’arrêt dans l’affaire Barcelona Traction en 1970, son invocation par les États devant la Cour s’est récemment multipliée.[10]
De plus, de plus en plus d´États ont déclaré leur intention d´intervenir en vertu de l’article 63 du Statut de la Cour[11], en invoquant la notion des obligations erga omnes partes qui justifie leur intérêt juridique. C’est le cas, par exemple, en l’affaire l’Afrique du Sud c. Israël susmentionnée, ainsi que dans l’affaire relative à des Allégations de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie). Le niveau sans précédent de participation des États à la procédure d’intervention devant la Cour a sans aucun doute été facilité par la notion des obligations erga omnes partes.
La volonté des États d’introduire des requêtes concernant des obligations erga omnes partes peut avoir des implications importantes pour l’État de droit international et le système des droits de l’homme. La volonté des États de se soumettre à l’interprétation contraignante de la Cour concernant les traités avec des obligations de caractère erga omnes partes peut s’avérer importante pour promouvoir le respect par les États de certaines des normes les plus fondamentales du droit international.
L’auteur tient à remercier M. Raphaël PIERFEDERICI, Judicial Fellow à la Cour internationale de Justice, pour l’aide précieuse qu’il lui a apportée dans la préparation de cet article.
[1] Afrique du Sud c. Israël – Mesures conservatoires (3) ; Nicaragua c. Allemagne – Mesures conservatoires (1) ; Mexique c. Équateur – Mesures conservatoires (1).
[2] Arménie c. Azerbaïdjan ; Azerbaïdjan c. Arménie ; Afrique du Sud c. Israël.
[3] Chiffres pris du Peace & Security Data Hub, disponibles au lien : Peace & Security Data Hub.
[4] Avis consultatif (Le mur).
[5] Un avis consultatif (Territoire palestinien occupé) et deux affaires contentieuses (Afrique du Sud c. Israël et Nicaragua c. Allemagne).
[6] Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010, par. 33.
[7] Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, par. 16
[8] Ibid.
[9] Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2019, para. 65.
[10] On observe notamment une tendance à partir de la requête en l’affaire Gambie c. Myanmar déposée en 2019 au titre de la convention sur le génocide. Il existe actuellement un certain nombre d’affaires dans lesquelles les obligations erga omnes partes ont été invoquées, notamment Canada et Pays-Bas c. République arabe syrienne, sur la base de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; Afrique du Sud c. Israël, sur la base de la convention sur le génocide ; et Nicaragua c. Allemagne, notamment sur la base de la convention sur le génocide, les conventions de Genève de 1949.
[11] Rappelons qu’en vertu de l’article 63 du Statut de la Cour, si un État fait usage de son droit d’intervenir au procès, « l’interprétation contenue dans la sentence est également obligatoire à son égard. »
Juan Manuel Gómez Robledo, "Le recours accru à la Cour internationale de Justice. L'intersection du droit et de la politique". Journal du multilatéralisme, ISSN 2825-6107 [en ligne], 20.02.2025, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/le-recours-accru-a-la-cour-internationale-de-justice/