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Comment s’élabore une politique mondiale ?

LE 16.01.2024

Couverture de l’ouvrage dirigé par Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien, Comment s’élabore une politique mondiale. © Presses de Sciences Po, 2024.

Le patchwork de la gouvernance mondiale

Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien

Vincent Pouliot est « James McGill Professor » au Département de science politique de l’Université McGill. 

Jean-Philippe Thérien est professeur titulaire au Département de science politique de l’Université de Montréal. 

Ce texte a été rédigé à la suite de la séance du 21 septembre 2023 du séminaire de recherche du GRAM (Groupe de recherche sur l’action multilatérale), dédié depuis 2015 à l’étude du multilatéralisme et des organisations internationales.

La fabrique des politiques mondiales

La gouvernance mondiale est paradoxale. Elle touche tout le monde, partout et tout le temps, et pourtant personne ne sait vraiment comment la décrire ni comment l’expliquer.  Selon nous, une façon originale de faire avancer la réflexion sur le sujet est de se concentrer sur la fabrique des politiques mondiales, que celles-ci soient produites par l’ONU ou d’autres agences multilatérales, des entreprises multinationales ou de grandes ONG internationales. En fait, la fabrique des politiques mondiales peut être vue comme le moteur, et même le cœur de la gouvernance mondiale. Menée de façon systématique, l’analyse des politiques mondiales paraît en mesure d’apporter un nouvel éclairage sur les dynamiques d’exclusion et les conflits idéologiques qui sous-tendent l’ordre mondial.

En bref, l’élaboration des politiques mondiales s’apparente beaucoup à une forme de bricolage. Empruntée à Claude Lévi-Strauss, la métaphore du bricolage remet en question les hypothèses rationalistes selon lesquelles la gouvernance mondiale pourrait se ramener à des décisions techniques. En même temps, elle aide à saisir la nature improvisée et indéterminée des politiques mondiales. Bien que certaines politiques mondiales soient plus scénarisées que d’autres, toutes paraissent résulter de la logique partiellement aléatoire et composite du bricolage. Comme l’ont déjà expliqué d’autres spécialistes des relations internationales, la gouvernance mondiale constitue une mosaïque complexe et contingente.

Par définition, le bricoleur utilise les matériaux à sa disposition. Afin d’étudier les politiques mondiales, ces matériaux peuvent être réduits à deux catégories : les pratiques de gouvernance et les débats de valeurs. En privilégiant une approche constitutive plutôt que causale, l’idée d’un bricolage de pratiques et de valeurs permet d’« ouvrir la boîte noire » de la gouvernance mondiale. On peut ainsi voir que, tout en poursuivant leurs intérêts propres, les acteurs mondiaux se trouvent pris dans une structure normative et institutionnelle qui rend certains points de vue et manières de faire plus légitimes et plus efficaces que d’autres.

Mettre le projecteur sur les pratiques et les débats de valeurs permet de rendre compte des dimensions matérielle et idéologique de la gouvernance mondiale. Qu’il s’agisse de façons de faire formelles ou informelles, les pratiques de la fabrique des politiques donnent forme à des stratégies d’inclusion et d’exclusion qui organisent la gouvernance. Il apparaît par ailleurs que l’ensemble des façons de faire qui caractérise les politiques mondiales, loin d’être laissé au hasard, est structuré par des pratiques d’ancrage spécifiques qui façonnent d’autres modèles d’action. Les débats de valeurs, pour leur part, concernent les fondements normatifs des problèmes mondiaux. Opposant le plus souvent des valeurs présentées comme universelles, ces débats donnent généralement lieu à des compromis polysémiques servant à masquer des clivages idéologiques qui, malgré toutes les affirmations contraires, restent relativement intacts.

Trois études de cas

Nous avons appliqué ce cadre d’analyse à trois études de cas tirées des activités récentes des Nations unies : l’adoption des Objectifs de développement durable (ODD) en 2015, la création du Conseil des droits de l’homme (CDH) en 2005 et la promotion continue de la protection des civils dans les opérations de paix depuis la fin des années 1990. Il importe de souligner qu’en couvrant les domaines du développement, des droits humains et de la sécurité, ces trois cas offrent une vue assez large des principaux domaines de la gouvernance mondiale.

Résultant de la fusion imprévue des processus post-Rio et post-OMD, les ODD offrent une illustration éloquente de la manière dont le bricolage des politiques mondiales prend forme. En même temps qu’elle a donné lieu à une dynamique participative sans précédent, l’adoption des ODD a été clairement dominée par les États et les experts en statistiques. Par ailleurs, il est remarquable que la notion de développement durable n’ait suscité qu’un consensus superficiel cachant de profonds désaccords sur les obligations des gouvernements en matière de solidarité internationale. La mise en place du CDH constitue, quant à elle, un parfait exemple de consolidation institutionnelle par la pratique, dans la mesure où l’organisation a, dès sa création, tenté de s’adapter en adoptant une approche par étape. Dans ce processus, les rôles respectifs des diplomates nationaux, de la bureaucratie internationale, des représentants de la société civile et des experts ont fait l’objet d’une renégociation constante. Sur le plan normatif, la rhétorique officielle concernant la nécessité de dépolitiser les droits humains n’a pu mettre un terme aux accusations de toutes parts selon lesquelles les États ne respectent pas leurs engagements internationaux. Enfin, l’élaboration de la doctrine de protection des civils montre la nature largement improvisée et incrémentale de l’élaboration des politiques mondiales. Depuis les années 1990, la protection des civils s’est développée à travers une succession de décisions ad hoc où l’activisme des membres occidentaux du Conseil de sécurité et de la communauté des ONG a dû faire face à la résistance de nombreux pays du Sud, qui considèrent la protection des civils comme une forme d’interventionnisme néocolonial. Et malgré le consensus apparent sur le fait que la protection des civils devrait être une priorité mondiale, la communauté internationale reste profondément divisée sur l’utilisation de la force dans les opérations de paix.

Des tendances de fond

La comparaison de ces trois études de cas permet d’identifier dix tendances de fond qui caractérisent les politiques mondiales contemporaines: le choc des souverainetés ; l’attention croissante portée aux individus ; l’universalisation des aspirations ; la promotion d’un récit holistique ; le rôle d’orchestration des organisations internationales ; la recherche d’inclusion ; la codification croissante ; l’accent mis sur l’expertise ; la résilience du fossé Nord-Sud ; et l’hégémonie de l’Occident. Bien qu’elles aient des fondements historiques clairement distincts, ces dix tendances peuvent être observées dans la fabrique d’à peu près toutes les politiques mondiales.

La vaste majorité des individus qui font des sciences sociales croient en la possibilité de changer le monde. En comprenant mieux comment les politiques mondiales sont fabriquées, il est logique de croire que nous pourrons plus facilement imaginer des voies alternatives à la gouvernance mondiale hiérarchique et inégalitaire telle qu’elle s’est constituée dans l’histoire moderne.

Pour aller plus loin

Pouliot, V., Thérien, J-P. (à paraître en février 2024). Comment s’élabore une politique mondiale. Dans les coulisses de l’ONU. Paris : Presses de Sciences Po.

Pour citer ce document :
Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien, "Comment s’élabore une politique mondiale ?. Le patchwork de la gouvernance mondiale". Décryptage de l'actualité [en ligne], 16.01.2024, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/le-patchwork-de-la-gouvernance-mondiale-2/