Ce que les travaux sur l'arme nucléaire peuvent apporter à la réflexion sur le multilatéralisme
Benoît Pelopidas est titulaire de la chaire d’excellence en études de sécurité à Sciences Po (CERI) et fondateur du programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges). Il est également chercheur affilié au centre pour la sécurité internationale et la coopération (CISAC) à l’Université Stanford et au European Leadership Network :
Historien des relations internationales, Clément Therme est chargé d’enseignement à l’Université Paul Valéry de Montpellier et à Sciences Po Paris. Spécialiste du monde iranien, il a été auparavant chercheur à l’International Institute for Strategic Studies (IISS), assistant d’enseignement à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève, chercheur à l’Institut français de recherche en Iran à Téhéran et chercheur pour le programme Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Ce texte a été rédigé à la suite de la séance du 20 octobre 2022 du séminaire de recherche du GRAM (Groupe de recherche sur l’action multilatérale), dédié depuis 2015 à l’étude du multilatéralisme et des organisations internationales.
Il s’appuie sur les résultats de travaux conduits par les deux auteurs dans le cadre du projet ANR VULPAN, ainsi que sur certains résultats du projet ERC NUCLEAR pour Benoît Pelopidas.
A première vue, la nucléarisation du monde coïncide avec la création des Nations Unies après la Seconde Guerre mondiale et, avec elle, la recréation de la possibilité de l’action multilatérale après la Société des Nations. Dans cette double note, nous insistons sur deux aspects : en quoi la nucléarisation du monde a modifié le contexte et les objectifs possibles de l’action multilatérale et ce que la recherche récente nous apprend sur un processus diplomatique particulier qui a donné lieu à l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien.
D’abord, la nucléarisation du monde modifie fondamentalement le contexte matériel de l’action multilatérale en introduisant de nouvelles vulnérabilités. Au plus tard avec l’invention de missiles balistiques et leur couplage avec des explosifs thermonucléaires au début des années 1960, une des fonctions essentielles des acteurs de la diplomatie multilatérale, à savoir leur capacité à protéger leur population, se découvre une limite fondamentale du fait de la vitesse des vecteurs et de l’incapacité à les détruire tous avant leur lancement ou à les intercepter. Elle appelle plus largement à repenser les conditions de possibilité de l’action multilatérale à la lumière des menaces existentielles et à éviter un biais de survivabilité.
C’est pourquoi l’évitement de la guerre nucléaire a été l’objet de la première résolution de l’assemblée générale des Nations Unies et demeure une condition de possibilité de l’action multilatérale. Il est donc essentiel pour les chercheurs sur ce sujet de comprendre que des frappes nucléaires délibérées ou accidentelles restent possibles et d’éviter l’illusion selon laquelle des explosions nucléaires non-désirées n’ont pas eu lieu parce que les armes ont été parfaitement contrôlées. Cette illusion rétrospective de contrôle occulte les preuves dont nous disposons désormais que, dans des cas particuliers, nous avons évité des explosions nucléaires non-désirées indépendamment des pratiques de contrôle prévues pour les empêcher, grâce ou en dépit de défaillances d’au moins une de ces pratiques de contrôle. Il est ainsi essentiel de nous rendre capables de distinguer les cas où le succès des pratiques de contrôle et de la diplomatie suffit à expliquer l’évitement d’explosions nucléaires non désirées des autres lorsque l’on se penche sur les leçons de l’âge nucléaire dans son ensemble. Il serait tout simplement faux de se prévaloir de l’absence d’explosion nucléaire non-désirée comme si nos actions suffisaient à les expliquer.
Ensuite, alors que l’action multilatérale s’appuie sur la reconnaissance d’une égalité des États souverains en droit international, la nucléarisation du monde y ajoute une autre égalité mais aussi une inégalité, toutes deux fondamentales. La première reprend les indices de la vulnérabilité décrits ci-dessus. Aucun État n’est pleinement protégé contre des frappes nucléaires délibérées, accidentelles ou non autorisées. Mais le pendant est une inégalité considérable : seuls neuf États, tous situés dans l’hémisphère Nord – Etats-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Israël, Inde, Pakistan, Corée du Nord – disposent de moyens de détruire la civilisation telle que nous la connaissons du fait des effets de leurs frappes et/ou des ripostes attendues.
Atelier de cartographie de Sciences Po, “Typologie des rapports aux armes nucléaires depuis 1945”, conception de Benoît Pelopidas, Nuclear Knowledges (CERI), octobre 2021. Cette carte figure également dans l’ouvrage de Benoît Pelopidas, Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Paris : Presses de Sciences Po, 2022, p. 175. © Atelier de cartographie / Sciences Po[/caption]
Étant donné que 76 ans après cette résolution, plus de 120 000 armes nucléaires ont été produites, la plupart ensuite démantelées, et que les États dotés d’armes nucléaires ont engagé des programmes qui projettent leurs arsenaux nucléaires jusqu’à 70 ans dans le futur alors que l’article VI du Traité de Non-Prolifération entré en vigueur en 1970 exige que « chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace » le postulat de bonne foi est problématique et l’impossibilité de faire mieux que ce qui a été accompli doit être mise à l’épreuve.
Enfin, le contexte informationnel de la diplomatie multilatérale dépend d’une infrastructure satellitaire et sismique de surveillance globale issue d’une injonction directement dérivée de la nucléarisation du monde : l’injonction de détecter tous les silos ennemis pour les cibler.
Le JCPOA : un échec du multilatéralisme ?
Le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) communément appelé de manière imprécise, « accord sur le nucléaire », a été signé le 14 juillet 2015 à Vienne. Ce plan d’action global conjoint est souvent présenté comme une victoire du multilatéralisme alors qu’il est principalement le fruit de négociations bilatérales irano-américaines à Oman à l’initiative de l’Administration Obama. Les Etats-Unis n’ont par ailleurs pas pu rejoindre le JCPOA après le retrait américain de mai 2018 en dépit de dix-huit mois de négociations sous l’administration Biden (mars 2021-août 2022). Cette obsession de Washington pour le programme nucléaire apparaît d’ailleurs de plus en plus détachée des réalités iraniennes, à l’automne 2022, alors que l’on assiste à un mouvement généralisé de contestation de l’ordre islamiste en Iran. Cette « religion du JCPOA » au sein des élites démocrates à Washington se construit autour de l’idée de la nécessité absolue de donner la priorité aux questions stratégiques par rapport à une approche régionale. Leur perception du programme nucléaire iranien est celle d’un désir d’acquisition par Téhéran de systèmes d’armes nucléaires qu’il faut contrôler par la voie diplomatique. Cette approche réductrice des enjeux iraniens doit se comprendre par le profil de spécialistes du nucléaire des responsables américains et de leur absence d’expertise linguistique sur les questions iraniennes. L’exemple de Robert Malley est édifiant : il n’a aucune compétence intellectuelle sur les affaires iraniennes et il confond, depuis sa prise de fonction en 2021, son rôle en tant que conseiller en charge de l’Iran avec une mission sur le seul dossier du JCPOA.
Au début des années 2010, Barack Obama donne son feu vert à des discussions secrètes irano-américaines à Muscate, la capitale du Sultanat d’Oman. Le principal messager du sultan Qabus impliqué dans ce projet de négociations est Salem Ismaily, « un conseiller intelligent, courtois, persévérant et ingénieux » selon William Burns (2019, p. 303). La confiance des Américains en Salem Ismaily trouve son origine dans son rôle dans la libération de trois jeunes randonneurs américains qui s’étaient perdus en Iran le long de la frontière avec le Kurdistan irakien à l’été 2009. Ils ont été arrêtés et placés dans la prison d’Evin au centre-ville de Téhéran (Burn, 2019, p. 306). Le canal omanais débute par des rencontres irano-américaines alors que le gouvernement d’Ahmadinejad est encore aux affaires en Iran au début de l’année 2013. L’arrivée de l’équipe de Rouhani, qui n’est pas au courant de l’existence de ce canal secret, lors de son arrivée au pouvoir, marque l’envoi de négociateurs plus professionnels (Burn, 2019, p. 311). Il était en outre plus facile sur le plan politique pour le gouvernement Rouhani de poursuivre ses contacts engagés par le gouvernement conservateur précédent (Burn, 2019, p. 313). C’est ce canal qui va préparer la signature de l’accord de 2015, les médiateurs européens se retrouvant relégués au rang de spectateurs dans la négociation nucléaire ce qui provoque la colère du Ministre français des Affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius.
Dans ses mémoires, John Kerry évoque la colère des responsables européens en général et de Laurent Fabius en particulier lorsque l’existence du canal secret irano-américain de 2013 est révélée aux Européens. Laurent Fabius endosse alors le mauvais rôle lors de la négociation nucléaire en insistant systématiquement sur la nécessité de durcir la ligne diplomatique ; une stratégie qui aurait pu mettre en péril l’ensemble du processus de négociation nucléaire (voir l’article de Pierre Haski sur le sujet). Quelle que soit la réalité de l’intervention française, pour empêcher la conclusion d’un accord ou pour parvenir à un accord « plus robuste » (entretien personnel avec le président François Hollande, Paris, novembre 2018), le médiateur européen n’est pas indépendant du fait de sa dépendance stratégique avec les Etats-Unis et de son absence de souveraineté économique. En d’autres termes, c’est bien la volonté politique américaine qui est à l’origine du JCPOA et non la victoire d’un multilatéralisme qui est aujourd’hui mis en échec sur la question nucléaire iranienne dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Bibliographie/RéférencesBurn W. (2019). The Back Channel: A Memoir of American Diplomacy and the Case for Its Renewal. New York : Random House.
Pelopidas B. (2022). Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible. Paris, Presses de Sciences Po.
Therme C., Egeland K. et Taha H. (2022). Seizing Nuclear Tehran. Obstacles to Understanding Iran’s Nuclear Activities. Middle East Journal, Vol. 76, N°2, p. 159-178.
Benoît Pelopidas, Clément Therme, "Nucléaire et multilatéralisme. Ce que les travaux sur l'arme nucléaire peuvent apporter à la réflexion sur le multilatéralisme". Décryptage de l'actualité [en ligne], 09.03.2023, https://observatoire-multilateralisme.fr/publications/nucleaire-et-multilateralisme/